Redéfinir les frontières : l'activisme féminin à la lumière du nationalisme au Kurdistan Irakien
Introduction
L'histoire des mouvements féministes au Moyen-Orient a fait l’objet d’un regain d’attention ces dernières années. Selon Ellen Fleischmann, professeur émérite à l’Université de Dayton, l'évolution de ces mouvements peut être classifiée en trois étapes. La première étape, intitulée « Le Réveil », est marquée par une remise en question active du statut traditionnel des femmes par des hommes et femmes. Cette période se caractérise par une volonté d'éduquer et d'autonomiser, où intellectuels et activistes s'efforcent de réformer les normes sociales et de promouvoir les droits des femmes. La deuxième étape, « Les Femmes et le Nationalisme », voit le féminisme s'associer aux mouvements nationalistes1. Un exemple emblématique est le Kurdistan irakien, où la lutte pour les droits des femmes est étroitement liée à un discours nationaliste kurde, visant à revendiquer l'identité et l'autonomie d'un peuple qui a subi des siècles d'oppression. Dans ce contexte, les militantes kurdes sont confrontées à des défis singuliers : elles doivent concilier leurs aspirations d'émancipation, à la fois personnelle et collective, avec l'urgence de contribuer à une lutte plus globale pour la souveraineté nationale. Cette tâche s’avère non seulement difficile, mais aussi paradoxale2.
L’association de ces deux enjeux fait depuis longtemps l'objet de débats. Dans un contexte occidental, le nationalisme est souvent perçu comme antithétique aux objectifs du féminisme, qui est fréquemment interprété à travers une perspective de gauche, mettant l'accent sur la lutte pour les droits des femmes et des minorités. Cette affinité entre la gauche et le féminisme repose sur une idée partagée de justice sociale, où les revendications d'équité de genre sont considérées comme faisant partie intégrante de la lutte contre l'oppression économique et sociale. Les féministes de gauche comme Silvia Federici ou Sylvia Walby, soutiennent que les structures patriarcales, conçu comme « un système de structures sociales et de pratiques dans lesquelles les hommes dominent, oppriment et exploitent les femmes »3, et les inégalités économiques sont interconnectées, de sorte que le féminisme ne peut être dissocié des luttes plus larges contre l'injustice. Cependant, dans des contextes coloniaux et postcoloniaux, comme celui du Kurdistan, la situation diffère de cette analyse. Ici, le nationalisme peut se manifester comme une nécessité stratégique, agissant comme un catalyseur pour la mobilisation des femmes dans une lutte commune contre l'oppression extérieure et pour la reconnaissance d'une identité nationale4.
Cette interaction complexe entre nationalisme et féminisme est encore compliquée par les dynamiques culturelles et religieuses prédominantes dans la région. En effet, le nationalisme au Moyen-Orient est souvent étroitement lié à des valeurs religieuses, ce qui conduit à un rejet de la « libération » des femmes, dans des sociétés où leur aspiration au progrès et à la modernité ne fait que grandir. Des mouvements islamistes, par exemple, s'opposent à des régimes autoritaires se déclarant laïques, mais soutiennent en même temps des normes de genre conservatrices, comme l'obligation du port du voile et la réforme des lois familiales selon des interprétations traditionnelles. Certaines militantes s'efforcent de réformer les normes culturelles et religieuses jugées oppressives, tandis que d'autres, comme Lila Abu-Lughod, anthropologue palestino-américaine, craignent que l'occidentalisation ne menace leur identité culturelle. Forcées de naviguer entre leur désir de liberté et l'attachement à leurs racines, ces femmes font face à un conflit interne persistant.
Cette ambivalence génère une profonde contradiction : alors que les femmes sont mobilisées en tant qu'agents de changement au sein de ces mouvements, leurs droits et leur autonomie tendent à être relégués à un rôle marginal5.
Le contexte historique et sociopolitique
Traditionnellement, les femmes kurdes ont joué un rôle significatif au sein des structures tribales et militaires, participant activement à la lutte pour les droits de leur peuple. Cependant, jusqu'en 1991, leurs revendications étaient principalement axées sur l'autonomie nationale, négligeant un agenda spécifique à la question d’égalite homme-femme.
L'instauration d'une « zone d'exclusion aérienne » dans le Kurdistan irakien, soutenue par la communauté internationale après la guerre du Golfe, a créé un nouvel espace pour la mobilisation féminine. Elle a permis aux femmes de revendiquer des droits spécifiques, notamment en matière de participation politique et d'accès à l'éducation. Cependant, malgré ces avancées, elles continuent de faire face à d'énormes défis, tels que des violences à leur égard, dont les crimes d'honneur demeurent une réalité préoccupante. La législation, bien qu'existante, est souvent mal appliquée, et le patriarcat profondément enraciné dans les communautés kurdes limite l'efficacité des lois, obligeant les militantes à mener leur combat sur plusieurs fronts6.
L'émergence d'organisations féminines telles que « Goran » a dynamisé l'activisme des femmes kurdes, qui cherchent à redéfinir le paysage politique en défiant les partis traditionnels et en promouvant un agenda féministe. Cependant, la cooptation des chefs tribaux et religieux par les partis politiques a engendré une forme de clientélisme, pouvant impliquer une plus faible responsabilité à l’égard de la situation que vivent quotidiennement les femmes kurdes. Goran a remis en question le monopole des deux partis dominants, suscitant des inquiétudes parmi les activistes affiliées au Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et à l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK). Pourtant, certaines militantes estiment que le mouvement Goran a perdu de son caractère novateur en intégrant la politique formelle7.
Les relations entre les militantes et le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) sont également influencées par leurs perceptions des partis en matière d'égalité hommes-femmes. Alors que certaines femmes, surtout celles proches du PDK et UPK, considèrent que ces partis ont contribué à l'amélioration des droits des femmes, la réalité montre que les politiques d’égalité restent souvent symboliques. Bien que les femmes soient devenues plus visibles, cela ne se traduit pas nécessairement par des améliorations concrètes de leurs conditions de vie. Les militantes insistent sur le fait que, malgré les avancées politiques, les lois contre la violence faite aux femmes ne sont pas appliquées de manière adéquate, les crimes d'honneur étant souvent perçus comme des affaires familiales privées plutôt que relevant du droit civil. Cela illustre un échec systémique dans la protection des droits des femmes au Kurdistan irakien8.
La recherche d'autonomie et les droits des femmes
Le référendum de 2017 pour l'indépendance du Kurdistan a été marqué par un événement majeur dans la lutte pour les droits kurdes, mais a également complexifié les dynamiques égalitaires. Les militantes féministes craignent que ces questions soient mises de côté au nom de l'unité nationale, soulignant ainsi la nécessité de continuer le combat politique pour les droits des femmes, malgré les valeurs nationalistes partagées par les activistes kurdes9.
Pour résoudre ce paradoxe, les militantes doivent forger des alliances stratégiques tant au Kurdistan qu'à l'international. La solidarité avec les mouvements féministes mondiaux est cruciale pour renforcer les droits des femmes au Kurdistan irakien. Cependant, l'environnement politique reste préoccupant. En août 2024, des milliers de femmes ont protesté contre des propositions législatives visant à légaliser le mariage des enfants, une question d'autant plus sensible à la lumière des atrocités commises par Daech.
Les violations des droits humains et les abus commis à l’encontre des femmes, comme les mariages forcés, soulignent l'urgence d'une réforme législative. En 2019, le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) a identifié ces pratiques comme contreproductives et a exhorté l'Irak à « adopter une stratégie globale visant à éliminer les stéréotypes discriminatoires et les pratiques préjudiciables telles que les mariages d’enfants, les mariages temporaires (moutaa), les mariages forcés, les mutilations génitales féminines et les crimes dits d’honneur, y compris des programmes de sensibilisation et d’éducation à l’intention du grand public, des dirigeants religieux et communautaires et des médias, en collaboration avec la société civile et les organisations de femmes »10. Or, ces modifications récentes aggravent les inégalités hommes-femmes11.
Dans ce contexte complexe, l'Irak doit clarifier sa position sur les droits des femmes et garantir leur protection. L'éducation et la sensibilisation à ces normes sont essentielles pour un changement des mœurs durable. Les militantes kurdes doivent promouvoir une éducation inclusive et s'engager activement en politique afin que que leurs voix soient entendues. C'est par cette participation active qu'elles pourront remettre en question les structures patriarcales et ainsi favoriser un changement significatif au sein de leur société.
Conclusion
L'interaction entre le nationalisme et le féminisme au Kurdistan irakien constitue un terrain délicat et multidimensionnel. Les militantes kurdes, tout en poursuivant leurs luttes pour les droits des femmes, doivent naviguer entre les défis imposés par le nationalisme, les structures patriarcales, ainsi que la prégnance des influences culturelles et religieuses. Cependant, la résilience et la détermination des femmes kurdes à bâtir un avenir meilleur offrent une lueur d'espoir pour cette cause fondamentale. Bien que le chemin vers l'émancipation féminine soit semé d'embûches, l'alliance entre le nationalisme et le féminisme pourrait créer un terreau fertile pour un changement durable et significatif dans la région.
Cette dynamique peut également inciter à une réflexion plus large sur la nécessité d'intégrer les préoccupations d’égalité dans les luttes pour l'autonomie nationale, garantissant ainsi que les droits des femmes ne soient pas considérées comme secondaires, mais comme essentielles à la construction d'une société plus juste et équitable.
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Pour citer cet article : Martina Ferro, "Redéfinir les frontières : l'activisme féminin à la lumière du nationalisme au Kurdistan Irakien", Centre Français de recherche sur l'Irak (CFRI), 30/10/2024, [https://cfri-irak.com/article/redefinir-les-frontieres-lactivisme-feminin-a-la-lumiere-du-nationalisme-au-kurdistan-irakien-2024-10-30]
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