L’engagement militaire de la Turquie dans le nord de l’Irak, une histoire sans fin

Mardi 2 février au soir, les raids aériens menés par la Turquie dans le nord de l’Irak et de la Syrie contre le PKK et le PYD-YPG, dans « les régions de Derik, du Sinjar et du [mont] Karacak », selon le ministère de la Défense turc, ont signé le début de l’opération éclair Kış Kartal ; une offensive aérienne de plus dans le cadre d’une « guerre discrète » contre les bases arrières du PKK.

7 février 2022

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Le drone Akinci en démonstration au festival Teknofest, à Istanbul, en septembre 2021. Le Bayraktar Akinci est un véhicule aérien de combat sans pilote à haute altitude et longue endurance fabriqué par la société technologique turque Baykar. Il est, entre autres, utilisé pour frapper des cibles du PKK dans les montagnes du nord de l’Irak. © SOPA Images/SIPA

Un soldat de l'armée irakienne se tient à côté d’un graffiti du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), à Sinjar, en Irak, en décembre 2020. © Samya Kullab/AP/SIPA


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Jean Marcou
Chercheur titulaire de la chaire Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble
13 Articles

Cultivant depuis la période kémaliste une prudence légendaire, qui l’amenait à peu s’impliquer dans les affaires du monde, notamment sur des théâtres conflictuels extérieurs, la Turquie est devenue une puissance régionale interventionniste de plus en plus entreprenante depuis une quinzaine d’années. Cet activisme a d’abord pris une forme diplomatique avec « la politique du zéro problème avec nos voisins » de l’ex-ministre des affaires étrangères de Recep Tayyip Erdoğan, Ahmet Davutoğlu. Mais, à ce positionnement stratégique idéaliste a succédé, au cours des cinq dernières années, une suite d’implications militaires conséquentes en Syrie, en Libye et dans le Caucase. Ces opérations ont été abondamment commentées et médiatisées, en particulier les interventions militaires en Syrie qui ont conduit à la sédimentation de zones d’influence turques dans le nord de ce pays, sur les deux rives de l’Euphrate. Or, on oublie trop souvent que parallèlement à ces opérations, depuis trois ans, l’armée turque a tendance à s’installer également sur le territoire de son voisin irakien.

Le tournant des opérations « Griffe »

Depuis le mois de mai 2019, l’armée turque a lancé une série d’opérations militaires contre le PKK dans le nord de l’Irak, ayant pour nom de code Pençe Hareketi (Opération Griffe). Elles consistent non seulement en des frappes aériennes, mais font aussi intervenir des hélicoptères, des drones, des pièces d’artillerie et des forces spéciales sur le terrain. Conçue au départ comme ponctuelle et achevée en juin 2020, la première d’entre elles (Pençe) en a suscité d’autres, reconduites par la suite sous diverses noms et formes et pour des raisons variables. Ainsi a-t-on assisté, entre juin et septembre 2020, au lancement des opérations Pençe Kartal (Griffe Aigle), consistant en des bombardements d’aviation et de drones contre les positions du PKK dans les monts Sinjar, et Pençe Kaplan (Griffe Tigre), désignant des opérations terrestres menées à Haftanin (district de Zakho, province de Dohuk) contre des positions de la guérilla kurde. En avril 2021, l’armée turque met sur pied les opérations Pençe Şimşek (Griffe Éclair) et Pençe Yıldırım (Griffe Foudre), le long de la frontière turque côté irakien (notamment aux abords de Metina, Zap et Avashin-Basyan). Des opérations qui sont toujours en cours. Puis, début février 2022, l’opération Kış Kartal (Aigle d’hiver). Si toutes ces initiatives ont été peu commentées, c’est probablement parce que la Turquie n’en est pas à son coup d’essai en la matière.

Depuis que l’État irakien est sorti affaibli de la guerre du Golfe, l’armée turque y a souvent attaqué les positions du PKK, lors d’incursions transfrontalières limitées, géographiquement et temporellement : Kuzey Irak (Nord Irak) en 1992, Çelik (Acier) en 1995, Çekiç (Marteau) au printemps 1997, Şafak (Horizon) à l’automne 1997, Güneş (Soleil) en 2008. Pour justifier ces interventions, Ankara invoquait, d’une part, le traité anglo-irako-turc de 1926, qui lui donne un droit de regard sur les zones frontalières pour y neutraliser d’éventuelles entreprises hostiles, d’autre part, le « droit de suite », sur une profondeur de 5 km, que lui avait reconnu Saddam Hussein dans les années 1980. Au cours des trois dernières décennies, cette situation a généré une sorte de grignotage turc permanent du territoire de l’Irak, favorisé par la dislocation de cet État et son démembrement dans les faits. Pourtant, on peut se demander si les opérations Pençe ne représentent pas une nouvelle étape, visant à conforter une installation plus durable de la Turquie dans le nord de l’Irak, et ouvrant la perspective de nouvelles interventions militaires d’envergure. Cet objectif ne sera cependant pas simple à atteindre.

Un soldat de l'armée irakienne se tient à côté d’un graffiti du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), à Sinjar, en Irak, en décembre 2020. © Samya Kullab/AP/SIPA

Le tournant des opérations « Griffe »

En réalité, le but premier des opérations Pençe, qui s’enchainent depuis 2019, est de faire échec à une circulation des forces du PKK, de leur base arrière principale, établi dans les monts Qandil, dans l’extrême nord-est de l’Irak, jusqu’à la frontière syro-irakienne, dans les monts Sinjar, où la guérilla kurde dispose de positions acquises depuis ses victoires contre Daech. Le risque pour la Turquie est qu’une telle circulation n’amène la frontière turco-irakienne à se transformer en frontière turco-kurde ou plus exactement en frontière avec le PKK. À cet égard, la raison majeure des interventions turques en Irak n’est guère éloignée de celle des opérations militaires qu’Ankara a conduites contre le PYD-YPG, la branche syrienne du PKK, dans le nord de la Syrie, sur la rive ouest de l’Euphrate, à Jarablous et à Afrine, ou dans le Rojava. Il s’agit, pour la Turquie, de préserver ses frontières de la présence du PKK. Tant le gouvernement que l’opposition ont d’ailleurs, au cours des dernières années, valorisé cette sauvegarde par le mot d’ordre significatif « Hudut Namuştur » (la frontière est notre honneur). Les offensives entreprises en Syrie, qui ont abouti à l’établissement de zones turques d’influence, ont néanmoins montré qu’elles reposaient sur des implications complexes. Ce processus a, en effet, requis l’abstention voire l’assentiment de la Russie et des États-Unis qui entretiennent tous deux des relations avec le PYD-YPG. Il oppose aussi, sur un territoire qui reste officiellement syrien, le gouvernement turc au régime de Bachar el-Assad, avec lequel Ankara a rompu depuis 2011.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, accueille Netchirvan Barzani, le président de la région autonome kurde dans le nord de l'Irak, lors d’une réunion, à Ankara, en Turquie, en septembre 2020. © Turkish Presidency/AP/SIPA

L’établissement durable d’une zone turque dans le nord de l’Irak ?

Dans le nord de l’Irak, la situation n’est pas moins compliquée, même si elle n’est pas similaire. La première différence tient à l’existence d’un gouvernement régional kurde (GRK) autonome, reconnu par la Constitution fédérale irakienne de 2005. La seconde tient au fait que la Turquie n’est pas en conflit avec le gouvernement irakien comme il l’est avec le régime syrien. Certes, Erbil et Bagdad ont, comme Ankara, intérêt à empêcher un développement de l’influence du PKK dans le nord de l’Irak, mais les deux instances irakiennes s’inquiètent aussi d’une pérennisation militaire de la présence turque dans ce secteur.

Pour des raisons tant politiques qu’économiques, le GRK entretient de bonnes relations avec la Turquie et nous avons pu voir, ces derniers mois, que l’hostilité du gouvernement fédéral kurde à l’égard du PKK dans le Nord-Irak et les monts Sinjar pouvait même conduire à la confrontation armée. Il reste que les Kurdes irakiens sont divisés et qu’ils ne voient pas tous d’un bon œil l’installation de la Turquie dans la région. Quant à l’État irakien, il n’est guère actif sur le terrain, notamment pour veiller à l’intégrité de ses frontières. En revanche les milices chiites (Hachd al-Chaabi alias les unités de la Mobilisation populaire – MP) le sont, après avoir notamment participé aux combats contre Daech pour reprendre Mossoul, en 2017. Significativement, elles n’ont pas hésité à s’en prendre, à plusieurs reprises, aux positions turques dans le nord de l’Irak, et ce phénomène pourrait s’amplifier.

Un combattant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans la ville de Sinjar, dans le nord de l'Irak, lors des combats contre l’État islamique, en 2015. © Bram Janssen/AP/SIPA

Dans « cet espace interstitiel » le long de sa frontière, où sa présence est mal tolérée, la Turquie, par les opérations Pençe, semble donc avoir choisi de s’accrocher au terrain en y installant une suite de points d’appui (près d’une quarantaine selon l’armée turque) qui perturbent les voies de passage du PKK. Créer de vastes zones d’influence durable comme en Syrie – outre les opérations militaires de plus grandes ampleurs que cela supposerait – risquerait de s’avérer périlleux dans un espace où évoluent des civils et de multiples acteurs. En témoigne, en février 2021, une intervention turque précipitée contre le PKK, dans le secteur de Gara, pour libérer 13 otages : elle s’est soldée par un drame avec l’exécution des otages. Cela semble avoir dissuadé Ankara d’entrer trop en profondeur dans le territoire irakien et de s’y installer. Et si les Turcs continuent à penser à une opération d’envergure dans le Sinjar, on voit mal comment ils pourraient l’engager sans l’aval des États-Unis et, surtout, sans accroitre encore l’irritation de l’Iran à leur endroit. En dépit des sujets de convergence qui ont rapproché Téhéran et Ankara au cours des dernières années, les Iraniens n’ont pas hésité à dénoncer systématiquement la stratégie d’implantation turque menée dans le nord de l’Irak et de la Syrie. Eu égard à ces données stratégiques, il est probable que la Turquie devra se contenter pour l’instant de la « guerre discrète » qu’elle mène dans le nord de l’Irak, depuis 2019.

L’opération Kış Kartal semble confirmer que la Turquie n’a pas l’intention de mener une guerre mobilisant des effectifs importants sur le terrain. Les quelque 60 avions de guerre et drones turcs, engagés en profondeur (jusqu’à 165 km de la frontière, selon Reuters), auraient frappé en une nuit près de 80 cibles, dont des camps d'entraînement du PKK, abris, tunnels et dépôts de munitions. Alors que l’armée irakienne a dénoncé cette opération militaire « comme une violation de sa souveraineté », le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, s’est félicité du fait que Kış Kartal avait été « mené à bien avec succès », affirmant que les cibles visées n’étaient que des « objectifs terroristes ». Un drone a néanmoins frappé le camp de réfugiés kurdes de Makhmour, causant la mort de trois civils. Il faut dire que la Turquie estime que ce camp est un repère du PKK et que Recep Tayyip Erdoğan avait annoncé son intention de le « nettoyer ». En tout état de cause, cet ultime développement montre que, dès qu’elles s’intensifient, ces opérations militaires turques, ciblant le PKK dans le nord de l’Irak, font aussi inévitablement des victimes civiles.

Pour citer cet article :
Jean Marcou, “L’engagement militaire de la Turquie dans le nord de l’Irak, une histoire sans fin”, Centre français de recherche sur l'Irak (CFRI), 07/02/2022 [en ligne]. URL : https://cfri-irak.com/article/lengagement-militaire-de-la-turquie-dans-le-nord-de-lirak-une-histoire-sans-fin-2022-02-07

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