Le scandale a fini par émerger dans les médias : près de 2,5 milliards d’euros ont été détournés des caisses de l’État irakien. Certains parlent de « casse du siècle », d’autres du « plus grand braquage de l’histoire de l’Irak », le chercheur, Sardar Aziz, constate la nature complexe d’un tel événement que le système politique irakien actuel ne pouvait empêcher.
L'Irak est un pays accoutumé aux taux de corruption édifiants. Le système et les élites politiques du pays ont conduit à ce que le régime soit qualifié de kleptocratie 1. Il s’agit en effet d’un des pays les plus corrompus du monde, classé 157ème sur 180 pays dans l’indice de perception de la corruption par l’ONG Transparency International2. De septembre 2021 à août 2022, cinq entreprises ont prélevé 2,5 milliards de dollars américains au compte de l’Administration générale des impôts de la banque Rafidain en encaissant des chèques sur lesquels elles n'avaient aucun droit. Si ce type de détournement ne scandalise plus les Irakiens, il ne s’agit pas seulement d’une énième affaire qui illustrerait la corruption endémique dans le pays, les faits étant d’une toute autre ampleur.
Ce détournement serait considéré comme le plus grand de l'histoire irakienne - le "vol du siècle" 3 tel qu'il fut nommé. Auparavant, ce titre était détenu par Qoussaï Saddam Hussein al-Tikriti, fils de l'ancien dictateur 4. Le 18 mars 2003, à 4h du matin, heure locale, ce dernier détourne trois camions de la Banque Centrale d'Irak contenant une cargaison d'environ 1 milliard de dollars, soit 1/4 des réserves de devises du pays à l'époque. Le braquage qui s’est déroulé plus récemment est un événement qui éclaire de nombreux aspects opaques du système de gouvernance actuel d’Irak.
Avant de se plonger dans les détails de ce crime, il est important de noter que les élites actuelles du système politique irakien ont besoin des revenus de l'État pour survivre et maintenir leur position. Les armées privées, le clientélisme et les appareils de médias privés sont essentiels pour les entités politiques irakiennes. Tous ces appareils nécessitent un financement massif. L'Irak, en tant qu'État bénéficiaire, tire une part significative de ses revenus de sources extérieures, en particulier du pétrole. Un État et une économie sont considérés comme bénéficiaires lorsque le gouvernement est le destinataire direct des loyers externes. En conséquence, l'État irakien en est le principal bénéficiaire.
Par conséquent, la politique dite du « baril de porc » ou de « l’assiette au beurre » est le type de corruption le plus répandu en Irak, il s’agit d’utiliser l’argent en échange de soutiens politiques, en le distribuant à des mécènes et à des électeurs. Comme dans d'autres pays, la politique du « baril de porc » est le principal moyen de favoritisme électoral, ce qui en fait la stratégie la plus efficace pour gagner les élections dans le pays.
Hunchback Whale, Baghdad Winds, Worshipper, Creatives, et Evening's Desert sont les noms des entreprises utilisées dans ce détournement 5. Sous ces appellations à première vue poétiques se mure une ambition dramatiquement différente. Le nom de toute entreprise remplit la fonction essentielle de fournir des informations sur la structure elle-même et sa production. Son nom est le premier élément que les clients potentiels rencontrent ; il doit donc refléter l'identité de l'entreprise, la distinguer de ses concurrents et convaincre les investisseurs. En conséquence, le nom de l'entreprise sert de base pour la conception de la marque et de sa précieuse image. En l’espèce, les noms utilisés sont diamétralement opposés au rôle du nom dans toute entreprise ordinaire. Les noms des entreprises qui volent les revenus de l'État servent plutôt de couverture ou de camouflage pour la véritable nature de l'entreprise. Il y a une intention claire de rester anonyme et les noms utilisés n'ont aucun lien avec le véritable objectif de ces entreprises.
Bien que les noms, en général, finissent par constituer des identités, ce n'est pas le cas dans cette situation. Le principal objectif de ces noms est de détourner l'attention, de perdre les enquêteurs et, finalement, de dissimuler la nature de l'entreprise. Pouvoir nommer des entreprises sous de tels noms et les enregistrer avec peu voire pas de capital dans l'un des pays les plus bureaucratiques du monde en si peu de temps trahi les personnes qui ont nommé ces entreprises mais aussi celles qui les ont enregistré et l'ensemble de l'environnement dans lequel elles ont pu opérer.
Un processus politique, économique et social complexe est à l'œuvre derrière ce vol qui implique tout le système étatique. Ainsi, il nous aide à comprendre les aspects insoupçonnés du processus de gouvernance en Irak. La première question à laquelle nous essayons de répondre à cet égard est : à qui appartenait cet argent ? Les fonds ont été transférés à partir d'un compte de confiance de la Commission générale des impôts détenu au nom des contribuables de la banque Rafidain qui accepte les dépôts (3 % de leur capital) des entreprises faisant affaire avec le gouvernement comme garantie pour l'exécution de leurs obligations.
Les entreprises peuvent récupérer leurs dépôts après cinq ans si ces dernières remplissent leurs obligations contractuelles, y compris en termes de taxes. Les compagnies pétrolières internationales estiment détenir 90 % des fonds économisés. Si les fonds ne sont pas réclamés par les entreprises dans le délai imparti, ils seront transférés dans un autre compte et conservés pendant encore cinq ans. Selon l'article 26 de la loi budgétaire de 2019 6, si les entreprises ne récupèrent pas le montant du dépôt dans ce délai, il intégrera les revenus nationaux. Les principales raisons pour lesquelles les entreprises ne font pas la demande du dépôt sont les retards et la corruption. L'Irak est connu pour son enchevêtrement de formalités administratives depuis un siècle 7. En dehors des formalités administratives, le pays est également réputé pour sa lourde bureaucratie.
La lenteur de la bureaucratie et les lourdeurs administratives du gouvernement irakien ont de nombreuses causes profondes et des structures profondément ancrées dans l'histoire et la société. La longue culture dictatoriale est sans doute aussi à blâmer pour la lenteur de sa bureaucratie. La dictature a caractérisé l'histoire moderne de l'Irak. Par ailleurs, les dictatures sont bien souvent alimentées par la peur. C'est pourquoi l'intellectuel irakien Kanan Makiya a intitulé son livre Republic of Fear : The Politics of Modern Iraq 8. Cet ouvrage met en parallèle le système dictatorial irakien et les lourdeurs bureaucratiques du pays : « Tout le monde savait que le prix d'une erreur était élevé; la peur était endémique et, par conséquent, institutionnalisée dans chaque action de chaque individu, y compris des bureaucrates de l'État. »
Une longue histoire de dictature et de bureaucratie a produit un habitus. Pour paraphraser Bourdieu 9, les bureaucrates faisaient et font toujours partie du monde social des dictateurs, et ces derniers font partie de la bureaucratie. Ainsi, l'un des aspects les plus importants de l'habitus est qu'il est incarné. Il n'est pas constitué uniquement d'habitudes et de perceptions mentales, mais ces deux éléments s'incarnent mutuellement par des actes longs et répétitifs et d'autres moyens tout aussi durables. Cela a instauré une systématisation de la peur et a favorisé une culture dans laquelle toutes les actions étaient tentées pour éviter d’engager la responsabilité bureaucratique.
Aujourd'hui, effectuer une simple demande devant n'importe quelle administration de l'État irakien donne lieu à des contraintes multiples, des procédures complexes auxquelles de multiples bureaucrates doivent prendre part, chacun refusant d’assumer seul une responsabilité. En outre, il existe une culture endémique de la « wasta », ou paperasserie, qui consiste à atteindre des objectifs par le biais de relations avec des personnes occupant des postes hauts placés. De nombreuses entreprises renoncent à leur droit de demander la somme déposée en raison de la paperasserie et des retards bureaucratiques causés par la corruption. En conséquence, le montant a augmenté, le processus de vol ayant commencé avant la période de maturation de cinq ans.
Comment l’affaire a-t-elle été révélée ?
Selon différentes hypothèses, la révélation de l’affaire pourrait être le fait de plusieurs personnalités. Première supposition, lorsqu'Ali Allawi, l'ancien ministre des finances, a démissionné, le ministre du pétrole de l'époque, Ihsan Abdul Jabbar Ismail 10, a pris le relais en tant que ministre des finances par intérim. Ali Allawi aurait mentionné l’affaire dans sa célèbre lettre de démission. Il a affirmé qu'il existait "de vastes réseaux souterrains de hauts fonctionnaires, d'hommes d'affaires et de politiciens corrompus opérant dans l'ombre pour dominer des secteurs entiers de l'économie et soutirer des milliards de dollars attribués aux dépenses publiques". 11
Ihsan Abdul Jabbar Ismail a révélé l’affaire, en représailles au Parlement qui l'a forcé à quitter le ministère des finances, le 11 octobre dernier 12 ou pour s’affranchir des compagnies pétrolières, impliquées dans les transactions en grand nombre. Une seconde supposition soutien une autre hypothèse. Selon une source parlementaire 13, le hold-up aurait été révélé lorsqu'un fonctionnaire aurait exigé 25 % de la part d'un trader. Lorsque ce dernier aurait refusé, soutenu par d'autres collègues, toute la saga serait devenue publique. Il est évident qu'il sera difficile de maintenir le secret au sein d'une élite politique très fragmentée et en proie à une concurrence féroce pour les ressources et les postes.
Le principal suspect de ce hold-up est connu sous le nom de Nur Zuhayr Jasm al-Mudhafar 15. Appréhendé à l'aéroport international de Bagdad alors qu'il embarquait dans un jet privé à destination de la Turquie, Nur fait partie des nouveaux riches apparus dans l'Irak de l'après-Saddam. Ces nouveaux riches ont créé un clivage en Irak, influençant l'économie, la politique, les médias et l'imagination du public. Nur est né dans la ville de Bassora, au sud du pays, en 1980, dans une famille modeste. Son père travaillait comme traducteur au consulat russe de la ville. Après la désintégration de l'Union soviétique, le consulat fut fermé et n’a pas rouvert avant 2013 16.
Les super-riches irakiens sont des personnages remarquables en raison de leurs origines modestes, de leur richesse soudaine, de leurs liens avec les élites politiques et de leur influence sur les systèmes économiques et sociaux du pays. Ces personnalités sont principalement actives dans le commerce, l'immobilier et d'autres industries en développement rapide. Nur a travaillé avec le député Haitham al-Jburi au sein de la commission des finances du parlement. Plus tard, il part travailler au port de Fao, le plus grand port d'Irak. Les conditions de son ascension sont ensuite pour le moins opaque.
Ce type d’individu illustre le malaise au cœur du système politique et économique de l'Irak. Son influence ne se limite toutefois pas à l'économie et à la politique ; à l'instar d'autres individus méga-riches, il est – parfois directement, parfois indirectement – impliqué dans les médias et l'espace public.
La société irakienne s'urbanise rapidement. Dans les zones urbaines, l'argent devient plus essentiel pour la vie quotidienne et les autres activités sociales. Le phénomène des nouveaux riches montre que l'argent existe, mais qu’il ne concerne qu’une minorité. Ce nouveau groupe, matérialiste à l’excès, s'adonne à une consommation ostentatoire de produits ou de services coûteux pour mettre en valeur sa richesse. Ce nouveau clivage a un impact sur l'attitude adoptée par la population envers le travail, l'argent, le succès et d'autres aspects tels que l'éducation, la culture et la citoyenneté. Il déforme l'arrangement social traditionnel des classes ouvrières, moyennes et supérieures.
Nur possédait deux des cinq sociétés impliquées dans l’affaire concernée et pensait être propriétaire de la troisième, Baghdad Winds, mais cette dernière était enregistrée au nom de son chauffeur. Les actions, le comportement et les attitudes de Nur Zuhayr Jasm al-Mudhafar montrent qu'il avait une confiance totale en ses capacités, agissant en toute impunité grâce au soutien de nombreuses personnalités influentes au sein du système. Nur et ses semblables, sont une conséquence inévitable du système complexe de corruption de la bureaucratie et de la gouvernance du pays.
Le système sous-jacent
Le consociationalisme est le système politique et gouvernemental installé en Irak. Sa nature fait l'objet de moultes discussions. Le politologue, Arend Lijphart, 17 a théorisé ce système dans le but de trouver une conception constitutionnelle qui conviendrait aux sociétés divisées de l'après-guerre. Selon Toby Dodge 18, ce système est utilisé de manière informelle en Irak. L’étymologie même du terme « consociationalisme » révèle que l’Irak est à la fois le fruit de ce système et à la fois qu’il s’en distingue.
Le mot arabe pour « consociationalisme » est tawafuq, توافق qui fait référence à un système dans lequel tout le monde participe et décide à l’unanimité. Ainsi, chaque individu possède un droit de veto.
Cependant, ce même système a été surnommé muhasasa, محاصصة , dérivé de hissa, qui signifie « partage ». Autrement dit, selon ce système, chacun devrait pouvoir bénéficier d’une part. La participation peut concerner le gouvernement, mais elle est avant tout économique. En Irak, il s'agit du contrat social implicite qui distribue les postes et le pouvoir. Certains définissent à tort ce système comme "une distribution ethno-confessionnelle 19". En effet, cette distribution est basée sur les sources de pouvoir, c'est-à-dire que tout groupe disposant de pouvoirs tels que la circonscription, la milice ou les votes, réclame une part telle qu'elle se cristallise à travers les luttes de pouvoir intracommunautaires. Par conséquent, le système est basé non seulement sur la religion ou l'ethnicité, mais aussi sur les réseaux de pouvoir.
Aujourd'hui, tout groupe ayant des moyens de coercition exige une part du butin, tous les participants se partagent la rente et les opportunités dans le cadre de ce système. Lequel ne favorise pas l'opposition, celle-ci étant considérée comme une menace et donc exclue d’office. Ce qui décourage également la transparence et la responsabilisation de chacun. En définitive, ce système encourage et normalise le vol, la corruption et l'illégalité en tant qu'habitudes politiques.
Si la corruption n'est pas un phénomène nouveau en Irak et qu'elle est largement considérée comme la cause première de la mauvaise gouvernance, l'ampleur et le procédé du vol des 2,5 milliards USD, surnommé le "hold-up du siècle" dans la presse locale, en ont étonné plus d'un. Alors que ce vol atteint des proportions astronomiques, dans le même temps la pauvreté dans le pays s’amplifie rapidement. À cela s'ajoutent la sécheresse, le changement climatique, la pénurie d'eau et un gouvernement instable.
L'arrestation et l'enfermement de Nur sont devenus un grotesque spectacle, aliénant encore davantage une grande partie de la société, principalement les jeunes.
Depuis la découverte des faits, la cour d'enquête légale irakienne tente d’agir juridiquement cependant, la majorité des Irakiens ordinaires sont sceptiques quant à ces efforts.
Ce scandale ayant éclaté en pleine passation de pouvoir, le nouveau gouvernement pourrait être tenté de prendre un certain nombre de mesures tout en évitant d’être lui-même mis en cause. Si ce vol a fait les gros titres, il n’est pour autant pas une exception, au cours des deux dernières décennies, des centaines de milliards de dollars ont été soutirées en Irak, dans un silence médiatique et judiciaire quasiment absolu.