La lutte des Afro-Irakiens pour la reconnaissance et l'égalité dans une société pluraliste

Pour le CFRI, Saad Salloum met en lumière une communauté souvent marginalisée et ignorée, en exposant les difficultés rencontrées par les Afro-Irakiens et en soulignant leur lutte incessante pour obtenir une reconnaissance et une égalité au sein de la société irakienne.

27 mars 2024

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Majed Al-Khalidy (à droite), l'un des militants de la communauté noire irakienne accompagné d'un proche (à gauche), à Bassorah, le 31 mai 2022. (photo Hussein Faleh/ Rudaw)

Majed Al-Khalidy (à droite), l'un des militants de la communauté noire irakienne accompagné d'un proche (à gauche), à Bassorah, le 31 mai 2022. (photo Hussein Faleh/ Rudaw)


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De longues décennies après l'effondrement de l'Empire ottoman vers le début du XX siècle, suivi de la résurrection du nationalisme arabe qui donna naissance à de nouveaux pays dans la région du Moyen-Orient, toute manifestation de la diversité ethnico-religieuse devint une menace pour le maintien d'une identité nationale pure (puritanisme). Celle-ci formait une sorte d’unité politique arabe à l’ère de l’indépendance et de la souveraineté nationale. Quant à la discrimination des minorités d'origine africaine sur une base raciale, elle semblait entrer en contradiction avec la lutte commune des peuples afro-asiatiques dans leur quête de libération vis-à-vis du colonialisme occidental.

Cependant, depuis l'invasion américaine de l'Irak en 2003, de nombreuses transformations étaient survenues au sein des pays du Moyen-Orient, favorisant de ce fait la résurgence d'identités opprimées. Il en va de même pour les voix des minorités ethniques et religieuses, autrefois oubliées. Avant que les Arméniens ne commémorent le centenaire du génocide perpétré par les Turcs fédéraux en 2015, et que les Baha’is ne célèbrent le bicentenaire de la naissance de Baha'u'llah (le fondateur de la religion bahaïste, laquelle demeure non reconnue officiellement par la plupart des pays de la région) en 2017, les moyen-orientaux originaires d'Afrique fêtèrent la victoire du président Barack Obama aux présidentielles américaines en 2009. Pour les communautés d'origine africaine vivant parmi nous, cette victoire était porteuse d'un espoir de renouveau pour leur identité, jusque-là en berne depuis de longs siècles.

Les révolutions du Printemps arabe de 2011 n’ont pas manqué de susciter l’émergence de ces groupes oubliés sur la scène politique, entre autres minorités réclamant l’égalité et luttant contre la discrimination raciale à l'instar du mouvement Black lives matter (BLM) « les vies noires comptent ». Depuis 2013, ce mouvement mondial représente l’opportunité d'associer les revendications des groupes marginalisés à une force « mondialiste » montante. C'est d’ailleurs le meurtre de George Floyd (citoyen afro-américain) par la police, dans la ville de Minneapolis (Minnesota, États-unis) le 25 mai 2020, qui en a été l'élément déclencheur.

L’identité africaine n’est toutefois pas la seule à refaire surface au sein du Moyen-Orient ; en effet, les populations nord-africaines connaissent le même phénomène. À titre d'exemple, les Nubiens d’Égypte constituent un groupe dont le patrimoine culturel a été marginalisé à tel point que leur langue risque de disparaître. La cause ? Des politiques répressives entreprises sous le règne du leader Gamal Abdel Nasser entre 1952 et 1970 au nom du nationalisme arabe. Sont également concernées, les tribus Toubous, les Touaregs noirs, ainsi que les Tawarghas en Libye, où le colonel Mouammar Kadhafi mena une campagne de répression visant à arabiser la population touboue à peau noire. Celui-ci a également mené une politique stricte à l’encontre des minorités touareg et amazighe durant les années de son régime dictatorial entre 1969 et 2011. En Mauritanie, ce sont les Haratins, descendants d'anciens esclaves, qui souffrent de marginalisation. Ces derniers réclament l'égalité vis-à-vis de leurs concitoyens.

Des communautés d'origine africaine au gré des contextes

Malgré leurs origines communes et les revendications de reconnaissance actuelles qu’ils défendent, il reste que les contextes politiques et sociaux dans lesquels vivent les Afro-Irakiens demeurent disparates. Par exemple, c’est en tant qu’esclaves que les ancêtres des Turcs d'ascendance africaine ont été amenés à l’Empire Ottoman au XIXème siècle. À cette époque, aucun commerce d'esclaves noirs n’avait encore émergé ; cela n’a par ailleurs commencé que lorsque les puissances européennes se sont mises à exercer des pressions afin d’interdire la traite négrière avec les Balkans et le Caucase. Il en résulta une initiative visant à combler le vide occasionné à travers l'importation d'environ 10 000 esclaves africains dans le pays, et ce tous les ans entre 1860 et 1890 (ce qui correspond à un total de 250 000 personnes).

À l’est de l’Irak, c'est via la traite négrière que la majorité des Afro-Irakiens se sont retrouvés en Perse, à travers l'océan Indien. Formant une route commerciale avec l’Afrique de l’est, ce passage a été dominé par les commerçants afro-arabes à partir du IXème siècle. Ceci étant, il faut garder à l’esprit que lorsqu’il est question de la diversité en Iran, c'est en référence aux différents groupes ethniques et linguistiques habitant le plateau iranien tels que les Perses, les Azéris, les Gilakis, les Baloutches, entres autres groupes, ayant migré vers la région au fil des siècles. Ceci étant, il arrive souvent que les Afro-Irakiens soient exclus du champ du débat, dans la mesure où reconnaître les séquelles de l’esclavage africain en Iran contredit le mythe d’une civilisation aryenne parfaite.

Quant aux communautés les plus petites sur le plan démographique, c’est à travers différentes voies de migration et de transformations politiques qu’elles se sont constituées. Par exemple, on compte au moins 350 Palestiniens d'ascendance africaine originaires du Nigeria, du Tchad, du Sénégal et du Soudan. Ceux-là résident dans le quartier musulman de la vieille ville, à côté du complexe de la mosquée Al-Aqsa. Arrivés pour la plupart dans la région en tant que pèlerins pendant le mandat britannique en Palestine, beaucoup faisaient partie du mouvement de résistance palestinienne qui remonte à la création d'Israël en 1948. D'autres sont arrivés en tant que volontaires dans l'armée égyptienne avec pour objectif de lutter contre les milices sionistes ayant pris le contrôle de la Palestine historique pendant la guerre israélo-arabe. Ils ont par ailleurs joué un rôle central dans l’histoire de la résistance palestinienne. Malgré cela, même après des décennies, les jeunes palestiniens d’origine africaine continuent de vivre sous contrôle israélien. Au Liban, c'est à la suite de l'immigration et du travail sur le continent africain que la communauté afro-libanaise s'est formée. Au fil des siècles, les Libanais ont immigré sur l'ensemble du continent africain en quête de richesse. Ainsi, avant leur retour en terre natale, ils ont mis au pied des emplois. Pendant longtemps, l'union entre Libanais et étrangers était dès lors devenue inévitable, donnant naissance à une petite communauté de Libanais métis.

Cette contribution tentera une approche de la communauté afro-irakienne, qui compte parmi les communautés les plus connues et les plus anciennes au sein du Moyen-Orient, notamment en raison des circonstances historiques ayant conduit à sa formation. Sera également soumis à l’étude le rôle politique qu’elle a joué durant les siècles de l'Islam médiéval lors de la révolte des esclaves contre l'État abbasside, plus connue sous le nom de Révolution de Zanj. À cela s’ajoute le lien existant entre la montée des revendications contemporaines des Afro-Irakiens et les résultats de l'invasion américaine du pays depuis l’année 2003, entre autres variables politiques au niveau régional se traduisant par les printemps arabes, ainsi que les mouvements mondiaux à l'image de Black Lives Matter. Aussi, il conviendra de prélever un échantillon au sein de la zone centrale de la population étudiée à Bassora, bastion des populations noires du pays, sans oublier Sadr City (fief du mouvement sadriste). Située à Bagdad, c’est à la demande du dirigeant Abdul Karim Qasim en 1958 que cette ville a pu voir le jour, célèbre architecte grec Konstantínos Doxiádis. Abritant une communauté afro-irakienne vivant dans un environnement social semi-fermé, Sadr City est considérée comme une ville périphérique. Il serait opportun d'établir une comparaison entre les communautés centrale et périphérique dans un souci d'étude des transformations de l'identité de la communauté, ainsi que sa capacité d'adaptation dans des contextes sociaux, politiques et économiques variés.

Martin Luther King à Bassora

À la suite du meurtre de George Floyd, de nombreuses manifestations ont éclaté aux États-Unis, donnant lieu à un vaste débat au sujet des discriminations et inégalités subies par les Afro-Américains. Les opposants à la politique américaine n’ont pas manqué de récupérer cet incident en vue de démontrer l'échec du modèle américain dans sa tentative de réforme démocratique au Moyen-Orient. Cependant, un autre débat de plus large portée a  rapidement vu le jour en ce qui a trait aux discriminations et inégalités auxquelles sont confrontées les populations noires dans la région. J'ai moi-même été témoin de la résurgence de ces revendications  dans le contexte irakien depuis l'invasion américaine  du pays, notamment avec la présence d’une icône dont la ressemblance avec George Floyd pourrait devenir tentante, à savoir le militant civique Jalal Diab, assassiné à Bassora, dans le sud de l’Irak, en 2013.

Le meurtre de George Floyd donna un nouvel élan à la communauté afro-irakienne en révélant l’échec de certains pays baignant dans la démocratie à atteindre l’égalité et à effacer les racines du racisme, souhait le plus cher Martin Luther King. D’autres indicateurs de ce nouvel état de fait se reflètent dans les dynamiques d'égalité conjuguées aux revendications de reconnaissance et de justice dans des pays en voie de transition démocratique (en Irak et plusieurs autres pays du Moyen-Orient). Par ailleurs, il faut noter que la ressemblance entre Jalal Diab et Martin Luther King ne se limite pas à leur condition de victimes du racisme et des conséquences dramatiques découlant de celui-ci (à l'instar de George Floyd), et ce malgré les  quarante-cinq années séparant les deux assassinats et les différences de contexte politique et social entre les États-Unis et l'Irak. D’autre part, King et Diab ayant été assassinés le même mois (en avril) pour des raisons politiques, le motif purement criminel a été écarté. Jalal est rapidement devenu un symbole au sein de la communauté afro-irakienne à la suite de son assassinat.

Indignés par cette histoire, de plus en plus de jeunes Irakiens ayant pris part aux manifestations, et peut-être même quelques-uns de leurs pairs vivant ailleurs au Moyen-Orient, ont compris l’importance de mettre fin au racisme touchant ces communautés marginalisées. En plus de cela, cette histoire a mis en lumière la nécessité pour les élites culturelles et civiles d'organiser leurs efforts de sorte à en finir avec la culture de l'impunité. Depuis la victoire de Barack Obama aux présidentielles américaines, jusqu'à l'assassinat de George Floyd, la mémoire de Jalal Diab, surnommé le Martin Luther King de Bassora,n’a pas cessé de vivre. Par ailleurs, l’assassinat de ce dernier a suscité une vive émotion chez de nombreux défenseurs des droits humains dans le pays. L'assassinat de ce père de quatre enfants, dont trois filles, est une preuve parmi d’autres de la domination de la culture de l'impunité, marquant ainsi la fin du rêve de toute une société à cause d’une balle traître.

Lorsque j’ai rendu visite pour la première fois à Jalal en 2009 au siège de l'Association Ansar Human Freedom, je me souviens que nous avions échangé à propos du discours qu’avait tenu Martin Luther King « I Have a Dream » au Lincoln Memorial le 28 août 1963 lors de la conférence de Washington  lors de la Marche sur Washington pour l'emploi et la liberté. Je m’étais alors demandé si Jalal avait un rêve similaire : une vision : un avenir dans lequel il n’y aurait plus de discriminations visant les personnes noires en Irak, où la révolte des Zanj, avortée par les États abbassides au Moyen Âge islamique, et ses conséquences séculaires, prendraient fin pour de bon.

En guise de réponse à ma question, Jalal pointa trois photos accrochées au mur : au milieu se trouvait l'une de Martin Luther King, encadrées par deux autres photos de Barack Obama, lequel venait de remporter les élections présidentielles des États-Unis. La noble quête de cet homme, qui n'avait que  trois ans lors de l'assassinat de King le 4 avril 1968, m’est alors apparue évidente. Jalal était loin de se douter que le discours de King allait parcourir des milliers de kilomètres, jusqu'à réaliser son propre rêve quatre décennies plus tard. Et bien qu'il lui manquait l'éloquence de King, il croyait que le rêve d'égalité prononcé par ce dernier dans son discours « I Have A Dream » s'était enfin réalisé grâce à l’élection d’Obama le 20 janvier 2009. Il croyait aussi que ce rêve pourrait un jour se réaliser en Irak.

​À l'inverse de King qui était titulaire d'un doctorat en philosophie de l'Université de Boston, Jalal n'avait pas bénéficié d'une formation universitaire. Toutefois, en plus d'être doté de compétences communicationnelles et sociales, il savait tirer bénéfice de chaque nouvelle expérience. Ceci étant, le contexte et les conditions spécifiques de Bassora (ou de l'Irak en général) n’ont pas permis l'émergence d'un organisme civil semblable au “Civil Liberties Movement », américain, de même qu’il paraît impossible de prononcer un discours — comme l'avait fait King — devant 250 000 partisans des droits civiques aspirant à mettre fin aux discriminations raciales. Mais c’était sans compter la détermination sans faille de Jalal qui, en plus d’avoir réussi à convaincre des enfants des bidonvilles à s'inscrire à l'école, poussa les plus démunis à acquérir des compétences, mettant ainsi un terme à leur chômage chronique. Et bien qu’en m'ayant fait descendre les marches de l'humble siège de son organisation, il n'a pas trouvé de podium semblable aux marches du Lincoln Memorial, que les paroles charmantes de King avaient transformées en un grand podium, il a néanmoins pris la parole à chaque atelier auquel je l'ai invité à Bagdad, Bassora et Erbil, tout comme il fit montre d’un courage remarquable. En mettant en lumière un passé oublié et une révolution noire tapie sous les cendres, il poussa les personnes présentes à lever la main en signe de condamnation, cela dans un contexte où personne n’avait le courage de reconnaître la discrimination enracinée dans la culture contre les personnes noires, ni la capacité de confronter le passé et de passer au crible l’héritage nécessaire à tout processus global de réforme culturelle.

Né à Al-Zubayr (sud-ouest de Bassora), Jalal était un révolutionnaire désireux de libérer sa communauté de l'héritage opprimant des califes musulmans ayant vécu aux époques omeyyade et abbasside — lesquels ont distribué de vastes provinces aux chefs des armées ayant conquis le monde aux confins de l'est et de l'ouest. Ces dirigeants utilisaient « ces personnes à la peau noire » aussi bien pour leurs réformes agraires que pour l'entretien de leurs terres, où des dizaines de milliers travaillaient dans des conditions atroces. La plus célèbre de leurs révolutions, connue sous le nom de Révolution Zanj, a duré 14 ans (entre les années 869 et 883 après J.-C). La répression qui s'ensuivit s'accompagna de mesures visant à mâter cette force rebelle noire contre ce qui était alors considéré comme un tabou politique et religieux, à savoir la rébellion contre l'autorité du calife des musulmans. L’étape suivante consistait à ternir leur image en les décrivant de la pire des manières. Leur identité ainsi que leurs revendications, perçues comme des menaces pour l'unité politico-religieuse du groupe, furent alors déformées.

C'est dans les zones marécageuses de Bassora que les ancêtres de Jalal avaient élu domicile. Évoluant dans un environnement marqué par des conditions climatiques extrêmes, ils étaient exposés à des épidémies meurtrières. Par ailleurs, ceux-là travaillaient sans relâche en plus de ne pas disposer d’assez de nourriture pour tenir le rythme de travail que leur imposait leur condition d'esclaves. Aussi, leur structure sociale se désintégra en raison de l'éloignement géographique qui les séparait de leur pays d'origine. Ils s’employèrent à drainer les marécages et à éliminer la couche saline du sol de sorte à le rendre propice à l'agriculture. Par ailleurs, ils devaient transporter le sel vers des marchés et des points de vente à dos de mulets, tandis que d’autres faisaient extraire de la mélasse des dattes. D’autres encore étaient à la solde de marchands, ou de personnes riches et influentes. Leurs enfants étaient considérés comme faisant partie de l'héritage des riches habitants de Bassora, autrement dit des chefs des clans du sud et des seigneurs féodaux issus de familles influentes. Leurs histoires cumulées au fil des siècles ont révélé une culture dont la communauté afro-irakienne n’a pas réussi à se détacher jusqu’à ce jour.

Délaissé par les programmes éducatifs et les ouvrages officiels d'histoire, c’est à Jalal que l’on doit la mise en avant de ce passé occulte, nouant ainsi les mémoires blessées de la communauté afro-irakienne aux espoirs de libération lors de l'occupation américaine en Irak.De plus,  il a attiré l'attention sur une autre force de changement à travers laquelle les Afro-Irakiens contribuent à enrichir la diversité de l'Irak et son pluralisme avec leur étonnante vitalité. 

Réhabiliter la révolte oubliée des esclaves

Plus connue sous le nom de la Rébellion des Zanj, la révolte des ancêtres de Jalal Dhiab a été la plus célèbre et la plus spectaculaire de l'histoire islamique. Parmi les plus illustres historiens musulmans qui l’ont commentée, on retrouve par exemple Ibn Jarir al-Tabari. Celui-ci a vécu la révolte et a relaté ses moindres détails dans la neuvième partie de son fameux livre, « Histoire des prophètes et des rois », où lui sont consacrées près de deux cents pages. L'historien Ibn al-Athir en a également rapporté les spécificités dans la septième partie de son livre « L’histoire complète », ainsi que Al-Masudi dans la cinquième partie de son livre « Prairies d'or et mines de pierres précieuses ». Cette révolte a également été évoquée par l'historien Ibn Kathir dans la partie 14 de son immense ouvrage encyclopédique « Al-Bidaya wa al-Nihaya », lequel prétend couvrir l'histoire depuis le début de la création en 21 volumes.

Les pauvres esclaves, ou « damnés de la terre » pour reprendre le terme de Frantz Fanon, vivaient dans des conditions lamentables. Ne recevant pas de salaire journalier la plupart du temps, ils avaient droit à des dates dans le meilleur des cas. Pour ne rien arranger, les terres agricoles (majoritairement féodales) situées sur les rives du Tigre et de l'Euphrate, et l'environnement marécageux les exposaient à des maladies mortelles. En outre, les camps de travail ou camps de prisonniers dans lesquels ils étaient entassés ne réunissaient pas des conditions sanitaires minimales permettant d'y vivre. Dès lors, il suffisait qu'un mystérieux révolutionnaire nommé Ali bin Muhammad apparaisse parmi eux pour que ces esclaves soient prêts à mener la révolte. D’origine persane (ou arabe selon d'autres récits), Ali dirigea la révolte des esclaves connue sous le nom de la « Révolution Zanj » au cœur de l'État abbasside, considéré autrefois comme l'un des plus grands empires de son époque, et dont la capitale, Bagdad, était menacée par Ali. Ce dernier a établi un État indépendant qui vécut pendant moins de deux décennies, jusqu’à s'étendre pour inclure des régions du centre et du sud de l'Irak (Basra et Wasit) et certaines régions de l'Iran actuel (Ahwaz, Abadan et Khuzestan). Connu sous le nom du « maître des Zanj » dans la littérature historique, Ali ben Muhammad prétendait être « l’imam attendu », le prophète annoncé, voire le sauveur. Profondément ancrée au Moyen-Orient, cette croyance séduit aussi bien les pauvres que les fanatiques, en plus de rassembler des dizaines de milliers d'esclaves entre autres classes opprimées nourrissant l'espoir de s'affranchir de leurs conditions misérables, notamment par la révolte contre la classe dirigeante et les propriétaires fonciers. Le maître des Zanj affirmait qu'il était un Alaouite, autrement dit un descendant de la lignée du prophète Mahomet et de l'imam Ali, sacralisé chez les chiites. Aussi, il était de coutume pour les révolutionnaires de capitaliser sur le ressentiment des Alaouites envers l'autorité et leurs révoltes répétées contre elle tout au long du Moyen Âge islamique. Voyant  l’injustice à laquelle les esclaves étaient exposés et après moult réflexions, le penseur marxiste irakien Hadi Alaoui décida de les libérer.

Autrefois oubliée, la rébellion des Zanj connaît un renouveau dans le contexte de la libération du colonialisme et de l’établissement de systèmes nationaux. S'inspirant de l’héritage révolutionnaire de l’histoire arabo-islamique,  ses auteurs appelaient à la citoyenneté, l’égalité et à la révolution. Le célèbre écrivain égyptien Taha Hussein (1889-1973) l'a d’ailleurs comparée à la révolte de Spartacus (73-71 avant J.-C). Néanmoins, l’image négative qu’en gardèrent les historiens musulmans dans leurs livres influença grandement les penseurs et historiens musulmans contemporains, à l'instar de certains auteurs égyptiens tels que Ahmed Amin dans son livre « Zuhr al-islam », ainsi que l'historien Hassan Ibrahim Hassan dans son livre « L'histoire de l'islam politique, religieux et culturel », tous deux édités plus de dix fois. Dans l’ensemble de ces écrits historiques, la révolution Zanj apparaît dans le contexte d'accusations très semblables à celles de son homologue contemporaine. Selon ces accusations, la menace que représentent les minorités et les groupes séparatistes envers l'unité nationale réside dans le fait que des mouvements politiques à caractère ethnique demandent le droit à l'autodétermination, l'égalité, la citoyenneté ou encore à la non-discrimination. Quant aux écrits contestant l'image stéréotypée de la révolution et de ses auteurs, ceux-là reflétaient une lecture de gauche de l’histoire du mouvement des Noirs ; en l’interprétant comme une révolution de classe sociale contre l’injustice et l’autorité brutale de la période abbasside, ils tentaient d’appliquer une grille de lecture marxiste à l'histoire. L'approche du membre du comité, central du Parti communiste libanais, Hussein Marwa (assassiné en 1987 à son domicile), en est un exemple ; celui-ci a étudié la rébellion de Zanj dans le cadre des révolutions sociales dans le premier chapitre de la deuxième partie de son célèbre livre « Tendances matérialistes dans la philosophie arabo-islamique », ouvrage ayant suscité une large controverse dans le monde arabe.

Néanmoins, c’est le livre de l'historien et ministre de l'Orientation et de l'Information du gouvernement d'Abdel Karim Kassem, Faisal Al-Samer, « La révolution Zanj », publié en 1952, qui fut la première tentative approfondie d'analyse de la révolution fut. Il s'agissait à l'origine de son mémoire de maîtrise de la Faculté des Arts de l'Université du Caire (1950). Et bien qu’on ne trouva aucune preuve de l’appartenance d’Al-Samer au Parti communiste irakien à Bassora, sa ville d’origine, sa pensée ainsi que ses orientations politiques le placent à gauche. Par ailleurs, Al-Samer est l'un des fondateurs du célèbre magazine de gauche « Al-Thaqafa Al-Jadida », dont le premier numéro fut publié en octobre 1953. Environ neuf ans après la publication de l'étude d'Al-Samer, une autre étude parut à Beyrouth intitulée « La révolution Zanj et son leader Ali Bin Muhammad ». Celle-ci fut publiée par l'historien de gauche libanais Ahmed Olabi en 1961. Pour lui, l'importance de la révolution résidait dans le fait que celle-ci avait annulé la tentative d’introduction du modèle de production esclavagiste présent dans la société islamique, à l’image de celui qui existait chez les Romains. Devenue rapidement une source d'inspiration pour de nombreux révolutionnaires de la région, qu’il s’agisse de courants marxiste, nationaliste ou de gauche, ils adoptèrent tous des approches différentes, reflètant l'atmosphère de la guerre froide entre les deux pôles concurrents, le conflit du tiers-monde et le non-terrorisme. Le Bloc Aligné doit enregistrer une présence effective dans le système international du point de vue du « pouvoir des faibles ». Parmi les facteurs ayant facilité cela, on peut citer les spécificités de la révolution reflétant la lutte de celle-ci contre l'État, la lutte des classes entre les ouvriers, les esclaves et les seigneurs féodaux, l’étonnant mouvement féministe qui a vu la participation des femmes aux batailles, l'assaut de Bassora, comme le mentionne Al-Tabari (vol. 9, p. 436), ainsi que l'utilisation habile par les révolutionnaires d’une multitude de techniques de guérilla au milieu des points d’eau au sud de l'Irak, lesquels sont demeurés inaccessibles à l'État abbasside et ses armées. Sans oublier les embuscades, machinations et pièges ayant caractérisé les batailles des révolutionnaires latino-américains pendant la guerre froide, telles que décrites par Che Guevara dans son livre sur la « La Guerre de guérilla ». Le recours à de petits bateaux adaptés aux canaux étroits ainsi que de vastes marécages qui ont servi de refuge aux révolutionnaires et de cimetière aux armées de l'empire abbasside, de la même manière que tous les services de sécurité du régime Baas et l'armée irakienne ont aujourd'hui échoué à faire avorter la rébellion des opposants au régime Baas, lequel a lui-même utilisé l'environnement marécageux comme théâtre de rébellion, incitant ce faisant le régime à recruter d'énormes ressources, et à mobiliser une campagne populaire pour assécher les marais qui ont servi de refuge aux opposants au régime pendant les années de guerre avec l'Iran 1980-1988.

Néanmoins, il était ironique écrits de gauche vantaient discrètement la révolution et portaient une admiration sans précédent pour les techniques des révolutionnaires et leur victoire inespérée, dans la mesure où ceux-là manifestaient une totale déconnexion avec la dure réalité vécue par les descendants des révolutionnaires et leurs descendants en Irak et par leurs pairs à la peau noire dans les pays de la région. De même qu’elle ferma les yeux sur le courage dont ont fait preuve leurs descendants à travers des siècles d'oppression, ainsi que sur le génocide qu’ils ont subi après l’échec de leur révolution. Et malgré les discriminations sociales flagrantes qu’ils connaissent, ceux-là continuent à vivre à Bassora et dans d'autres villes irakiennes. Par ailleurs, c’est dans la langue que se reflètent en premier lieu ces discriminations. À titre d’exemple, le mot abd, qui renvoie aux individus à la peau noire en Irak, trouve son équivalent égyptien dans l'appellation bawabin, ou akhdam au Yémen. Dans le Golfe, ils sont désignés sous le nom de akhwal (du grain de beauté, signifiant le grain de beauté noir qui apparaît sur la peau).

Néanmoins, c’est en tant que « personnes à la peau foncée » que les Afro-Irakiens préfèrent être désignés.  Bien que cette expression n'est pas utilisée pour renvoyer à la couleur de peau des habitants du bassin méditerranéen, autrement dit les habitants à la peau métisse des Arabes, Kurdes, Turcs et Iraniens, cette expression peut s'appliquer également à eux.

Toutefois, il paraît évident que le nom « brun » visait à éviter que les gens n’utilisent les termes « noirs » ou « esclaves », tous deux mal connotés. Du fait de ses racines et de l’histoire de l’esclavage auquel la communauté africaine a été soumise au cours de siècles continus, le terme « esclave » demeure très populaire. Reléguant les personnes noires à une position inférieure à celle des Roms de Kawliyah certains clans les placèrent au bas de classification tribale. 

Par ailleurs, les séquelles de l’oppression endurée par les descendants de la révolution Zanj perdurent encore dans la culture du pays. Après l'échec de la révolution, leur identité se dissout et ces derniers se retrouvèrent répartis entre les tribus arabes, cela en vue de les affaiblir et de tuer leur esprit de rébellion. Ainsi, ils les ont convaincus d’être des esclaves par nature, et ce jusqu’à ce qu’ils se considèrent eux-mêmes inférieurs par rapport aux autres. Après le renversement du régime de Saddam Hussein, les nouvelles élites au pouvoir n’étaient pas prêtes à reconnaître la valeur de la révolution historique pour les Noirs, ni à engager leurs descendants sur une nouvelle trajectoire qui leur permettrait de s’extraire des conditions tragiques de la pauvreté et du sous-développement dans lesquelles ils vivent.

Les Afro-Irakiens forment une identité politique

Avec leurs modestes moyens, les militants afro-irakiens à l’image de Jalal Diab et ses compagnons jugeaient qu’il était grand temps d’en finir avec la situation actuelle, laquelle leur pesait sur le cœur depuis maintenant des siècles. Quand bien même cela n’impliquait pas un changement de l'intérieur, ils rêvaient de voir la chute de la dictature en Irak entraîner l'instauration d'un État démocratique dans lequel ils seraient tous égaux, et ce même si cela devait se faire à travers l’intervention d’une force extérieure située à des milliers de kilomètres, poussée par la vision utopique de néoconservateurs entourant George Bush Jr afin de transformer le Moyen-Orient en un paradis moderniste, à commencer par l’Irak. 

Cependant, traduire ces démarches en un mouvement contre la discrimination raciale sans faire écho aux revendications de justice sociale de la révolution Zanj, et sans établir de lien entre la lutte des anciens révolutionnaires aux revendications contemporaines de leurs descendants, lignée toujours présente à Bassora, n’a pas été chose simple. C’est en cela qu’ est apparu l’importance de créer le Mouvement des Irakiens Libres de sorte à ce qu’il devienne la première organisation politique au Moyen-Orient représentant le peuple noir, cela en vue d’insuffler une nouvelle vie à l’identité noire et de lui donner libre cours, au risque que cette dernière ne soit étouffée par les traditions autoritaires destructrices.

À l’instar d'autres minorités, les revendications du mouvement ont commencé à se développer dans le cadre du système de quotas, aussi bien au niveau du parlement national qu’au niveau des gouvernements locaux. Cependant, il semble que leur lutte n’ait pas donné de résultats tangible ; en effet, l’enthousiasme suscité par la victoire du président Barack Obama n'a pas suffi à mobiliser les Noirs de toutes origines ethniques en vue les pousser à une prise de conscience collective, leur permis la renaissance de l'identité d'une culture ancienne, sans la préparation psychologique et intellectuelle nécessaire pour travailler dans un cadre environnement conservateur reposant sur le déni. Par ailleurs, les partis politiques islamistes dominants voyaient ces aspirations d’un mauvais œil, les considérant comme un effet néfaste de l’intervention américaine en raison de leur caractère occidental. 

Par ailleurs, bien que la politique du mouvement ne repose pas sur la dichotomie chiite/sunnite, ces nouvelles identités ont accentué les tensions communautaires en complexifiant l’identification de ces groupes. C’est ce qu’ont fait d’autres minorités à identité multiple ; la politique turkmène, par exemple, était divisée selon des lignes de fracture sectaires entre Turkmènes chiites et Turkmènes sunnites, particulièrement à Kirkouk et Tal Afar. Il en est de même pour les Shabaks, originaires de la plaine de Ninive, qui se divisent selon des lignes de fracture sectaires en une majorité chiite conformément à l'école de pensée duodécimaine jafariste, à l’image des chiites arabes, et des Shabaks sunnites, conformément à l'école de pensée shafi'ite, comme la plupart des Kurdes. Quant aux Kurdes Fayli, ils se divisaient entre les lignes de fracture ethniques et sectaires entre Kurdes et Chiites.

Comprendre la nature des origines de l’identité afro-irakienne peut fournir une explication à cela, car bien qu’ils partagent la même couleur de peau, devenue un indicateur de classement au bas de la pyramide sociale, ceux-là n'appartiennent pas à un groupe ethnique spécifique. Leurs origines ethniques sont diverses : certains sont originaires de Nubie (en Égypte) et de Zanzibar (une île de la mer d'Oman, devant le Yémen), d’autres du Ghana ou d’Éthiopie.Dans un pays où les divisions ethno-raciales sont ancrées dans la structure politique, avoir une identité ethnique forte et définie est crucial. En fait, les Afro-Irakiens sont quasiment les seuls à ne pas remplir leurs quotas pour les postes électifs ; aucun noir n’a jamais accédé à de hautes fonctions politiques.

Lors d'une de mes visites à Al-Zubayr, bastion des noirs à Bassora, un homme fort d'environ soixante-dix ans me serra la main. Se présentant à moi comme le champion d'Asie de boxe en 1971 et le champion d'Irak pour la période 1969 - 1977, j’ai compris qu’il était le candidat le plus en vue au sein du Mouvement des Irakiens Libres. Salem Shaaban connut plusieurs défaites aux élections. Malgré sa renommée de champion international, l’ancien boxeur a connu un succès se limitant à plus de deux mille voix, ce qui ne suffisait pas à garantir l'obtention d'un siège au conseil d’une province riche en pétrole.

Les principaux mouvements et partis concurrents utilisaient d’énormes ressources ainsi que des subventions afin d’inciter les électeurs à voter pour eux. En ce qui concerne Shaaban et ses collègues affiliés au mouvement, ces derniers ne pouvaient que promettre de mettre fin aux discriminations et de s’attaquer à la mémoire persistante de la douleur. Cependant, Shaaban n’était pas prêt à accepter la seule option pragmatique disponible, à savoir s'allier avec une force politique majeure dans laquelle les aspirations de sa société étaient intégrées. De la même manière, les partis et mouvements politiques à la tête du pays n'étaient pas prêts à perdre les voix des Afro-Irakiens en votant pour des représentants indépendants de la minorité. Le mouvement représentait une menace pour l'autorité de facto. Cela explique en grande partie l'assassinat de Jalal Diab trois ans plus tard, en 2013. En plus de freiner les ambitions de cette minorité socialement marginalisée, cet assassinat a affecté d'autres militants ayant tenté de sensibiliser les rangs de cette communauté marginalisée, selon ses propres termes, une conclusion à l'ambition du mouvement politique prometteur que représente cette minorité oubliée.

Toutefois, elle a laissé un grand héritage. Alors que les nouvelles générations commençaient à prendre conscience de leur identité refoulée et oubliée, ce fut la première fois dans l'histoire contemporaine que les Africains se mirent à parler publiquement de leur passé et de leur mémoire. Ils savaient que leurs lignées tribales étaient le fruit de politiques de recensement de la population à l'époque fondation de l’Irak contemporain dans les années 1920. Ils commencèrent à reconnaître leurs ancêtres venus dans le pays à la suite de la traite négrière, qui visait à obtenir le plus grand nombre de noirs bantous et à fournir de la main d'œuvre dans les fiefs agricoles. Depuis l'an 720 après JC, les Arabes musulmans avaient établi des colonies islamiques sur la côte de l'Afrique de l'est. Lorsque le mouvement commercial devint actif le long des côtes arabes du golfe Persique à l'époque abbasside, des relations commerciales furent établies avec Madagascar et l'Afrique de l'est en général. Al-Samer explique dans son livre sur la révolution de Zanj que ces relations ont permis la formation de nouvelles colonies arabes islamiques le long des côtes de la Somalie, du Kenya et du Mozambique.

Les Afro-Irakiens dans le fief du mouvement sadriste 

Après l'échec de leur révolution historique, les Afro-Irakiens se répandus dans diverses régions du pays où ils travaillaient sous l’autorité des tribus qui y régnaient. Certains ont même été utilisés lors de conflits tribaux. Parmi les familles les plus influentes, se trouvaient la maison de Cheikh Khazal Al-Kaabi, la maison d'Al-Saadoun, la famille Al-Naqib qui utilisaient les noirs pour l’entretien des fermes, entreprises maritimes et commerciales.

Après l'indépendance de l'Irak vis-à-vis de l'occupation britannique, suivi du recensement de la population, l’occasion se présenta aux Noirs d’acquérir une forme d'égalité juridique, rendue possible par l'inscription au recensement de population en tant que citoyens irakiens de naissance, et avec les titres des tribus arabes du pays dont ils travaillent les terres.

En raison de l'absence de classification ethnique, aucune des statistiques démographiques effectuées tous les dix ans (1927, 1947, 1957, 1977, 1987) ne mentionne le pourcentage de personnes noires. Par conséquent, celles-ci portaient les noms et prénoms des grands clans ou des maisons irakiennes dans lesquels ils travaillaient. En outre, le recensement général et exhaustif de la population de 1957 obligea les cheikhs tribaux, les seigneurs féodaux, les grands commerçants ainsi que les propriétaires fonciers de tout l'Irak à inscrire les Noirs et leurs enfants dans les registres officiels avec les mêmes noms et prénoms claniques, cela en vue de remplir les objectifs du marché militaire et de la conscription obligatoire pour tous les citoyens de façon indiscriminée.

Après la révolution de 1958, marquée par la chute de la féodalité et le déclin de l'influence des notables et des dignitaires, c’est à Al-Zubair, région parsemée de vastes terres vacantes, que se sont installés les Noirs. Ils y ont construit leurs maisons à l'ombre desquelles ils travaillaient à Al-Faw. De nombreux bosquets de dattes se trouvaient à Abu Al-Khasib c'est-à-dire des entrepôts de dattes qui appartenaient à certains Koweïtiens, tels que Ibn Ibrahim et autres. Pendant la guerre avec l'Iran, ils sont partis à Al-Zubair, puis après l'occupation d'Al-Faw par les Iraniens en 1986 et la destruction de ses vergers et de ses intérêts économiques. Cependant, Al-Zubair est resté le fief des Noirs en Irak, car le nombre de personnes noires qui y vivaient dépassait 200 000. Tandis qu’une partie de ce nombre se répartit entre Abu Al-Khaseeb, le quartier d'Al-Hussein et d'Al-Jumhuriya, l'autre partie a elle élu résidence dans le gouvernorat de Bagdad (Sadr City). La raison d’une telle répartition réside dans le fait que la plupart des habitants de certains secteurs de la ville susmentionnée sont des noirs déplacés des gouvernorats de Dhi Qar, Maysan et d'autres gouvernorats, comme les tribus chiites pauvres. Les migrants du sud de l'Irak, dont le mode de vie est essentiellement rural et tribal, se sont installés dans cette ville depuis les années 1940 après un exode des campagnes. Apportant avec eux leurs coutumes, leur musique et leur incroyable énergie, les groupes musicaux qu’ils formaient étaient invités à prendre part aux mariages ; le plus célèbre d’entre eux, résidant dans le secteur 17, était dénommé le « groupe des Zanj ». Ils étaient également réputés pour leur danses, chants et mouvements acrobatiques.

Attestant des transformations politiques des dernières décennies, la ville fut renommée (Sadr City) en référence à la Révolution du 14 juillet 1958, puis en 1982 après JC, son nom fut changé en Saddam City à la suite de la visite de Saddam Hussein.  Après l'invasion américaine, son nom fut modifié une nouvelle fois en Sadr City en hommage au cheikh chiite. Muhammad Sadiq al-Sadr est le père de l'influent leader chiite Muqtada al-Sadr. Par ailleurs, il faut souligner que Moqtada al-Sadr n'est pas qu’un leader politique, c’est aussi un dirigeant sanctifié par ses partisans, et dont une partie croit qu’il est le « Sauveur » lui-même ou le « Mahdi », croyance occupant une place centrale dans l’idéologie sadriste. On pourrait d’ailleurs dire des sadristes qu’ils constituent une secte unique du fait de leurs positions indépendantes et de leur représentation du prolétariat chiite et des ceintures de pauvreté, rendant Muqtada al-Sadr davantage légitime aux yeux des Noirs en tant que leader de la révolte des Zanj, dont la postérité retiendra son leadership politique traditionnel à l’instar du reste des dirigeants chiites. Al-Sadr pourrait être Sauveur lui-même sous son image contemporaine, de sorte que le rassemblement des Noirs autour de lui dans cette ville et leur pratique des rituels chiites deviennent un facteur d'intégration dans la société au sens large et une alternative aux rituels pratiqués par la communauté centrale de Bassora.

Par ailleurs, cela est facilité par le fait que la politique linguistique de l'autorité chiite Muhammad Sadiq al-Sadr s'est appuyée sur le dictionnaire de langue quotidien d'une manière qui employait le dialecte irakien et un vocabulaire simple, loin de la complexité théologique, renforçant son influence parmi les classes opprimées et non instruites. Quant à son assassinat par le régime Baas en 1999, il eut pour effet de l’élever au rang de figure sacrée. Ses sermons religieux de vendredi se démarquaient par l'attention portée à d'autres groupes marginalisés, à l’image des Roms à qui il consacra un sermon, demandant à ses disciples de prêcher l'évangélisation religieuse parmi eux. L'Islam, de son point de vue, ne s'adresse pas à un un peuple sans autre, ni une société sans société, ni un groupe sans groupe.

Le cheikh Ali Al-Kaabi (exécuté par le régime Baas en 2000 à l'âge de 35 ans) faisait partie de l’entourage proche d'Al-Sadr. Il était l'imam d'une mosquée de Sadr City et un représentant de Sadr là-bas. Doté d’une forte constitution, Al-Kaabi pratiquait la boxe, il était d’ailleurs même surnommé Ali Tyson. Il joua dans les équipes sportives de football à Bagdad et pendant son service militaire, il a été gardien de but de la sixième division. Suite à sa blessure, il abandonne le sport et part étudier la théologie chiite (au séminaire de Najaf Al-Ashraf) pour devenir l'élève d'Al-Sadr, l'un de ses plus fidèles disciples. 

Les Afro-irakiens commencèrent alors à jouer un rôle de premier plan dans les rituels husseinites menés annuellement par les chiites pendant le mois sacré de Muharram. Sacré chez les chiites, ces rituels illustrent la tragédie du meurtre de l’imam Hussein comme symbole de rédemption. S’écriant : « Oh Hussein ! », de jeunes hommes accompagnés de  vieillards vêtus de noir s’infligeaient des coups de chaînes sur l'épaule au rythme régulier des tambours. Forts de leurs capacités physiques ainsi que de leur habileté à battre le tambour lors des cortèges effectués à pied, les jeunes noirs étaient particulièrement prisés parmi les fidèles des processions husseinite.

Se déroulant généralement devant un large public, les représentations dramatiques ayant lieu sur certaines places de Sadr City consistaient en des mises en scène théâtrales représentant la tragédie de l'assassinat de l'imam Hussein. Celles-ci étaient réalisées par deux groupes d'hommes entraînés en amont et vêtus de vêtements historiques. Le premier groupe incarne l'imam Hussein et de ses compagnons (le bon côté), tandis que le deuxième groupe tient le mauvais rôle des assassins de l'imam Hussein (le camp du mal). À titre d’exemple, on attribuait souvent aux Noirs les rôles des commandants de l'armée responsables de l’assassinat de l'imam Hussein lors de l'incident d'Al-Taf. 

Les personnes blanches se refusaient à représenter le mauvais maléfique, rôle que les organisateurs des rituels reléguaient généralement aux personnes noires, notamment en raison de leur croyance associant le mal à la noirceur du visage, et que Dieu aurait noirci le visage des assassins de l’imam à la suite de leurs actions. Par ailleurs, ils étaient fiers de représenter le bon côté en incarnant le personnage de Jawn bin Huwai, un esclave noir s‘étant sacrifié pour le bien de l'imam Hussein, même si ce dernier lui a demandé de ne pas se battre, mais il  dit à l'imam, « Par Dieu, je ne vous quitterai pas tant que ce sang noir ne se mélangera pas à votre sang ».

Le chemin des Afro-Irakiens vers l'intégration dans une identité plus large est devenu clair : leur identité a été arabisée par leur appartenance aux tribus arabes et leurs rituels se sont fondus dans les rituels religieux du groupe plus largement comme moyen décisif d'intégration et d'assimilation dans ses aspirations. Quant à leur recherche d’une identité indépendante et privée, c’est un risque coûteux que la majorité du groupe n’ose pas prendre.

La révolution se poursuit en empruntant d’autres chemins

Usant de diverses et modestes méthodes, les camarades de Jalal poursuivent leur combat à Bassora afin d’atteindre leur objectif. Au premier rang de ceux-là se trouve l'artiste Thawra Youssef. Cette dernière s’emploie à préserver la culture afro-irakienne de différentes manières ; les Afro-Irakiens utilisent souvent des éléments empruntés à leur culture orale dans un souci de protection de leur identité sur le long terme. Transmis de génération en génération, ces rituels devinrent une source de divertissement au milieu d'une injustice persistante. Parmi les principaux rituels, on trouve ceux des Nubiens (de Nubie dans le sud de l'Égypte), ceux des Habush (d'Abyssinie, c'est-à-dire l'Éthiopie d'aujourd'hui), ainsi que d’autres rituels remontant aux régions côtières du Kenya et des tribus Bembasa. Ces rituels sont issus de la traite négrière à l’époque du premier État abbasside, c’est-à-dire entre 750 et 785 après J.-C. Une fois installés à Bassora, ces esclaves se regroupèrent pour former une petite communauté où ils se mirent à pratiquer leurs rituels, lesquels représentaient pour eux une source de confort à l'étranger.

Tirant son nom de l'histoire de la Révolution des Zanj (thawra al-Zanj en arabe), Thawra était danseuse professionnelle dans la troupe folklorique de Bassora. Nourrissant une passion pour le théâtre, elle a ensuite décidé de devenir comédienne professionnelle. Et bien qu’elle était dotée d’une faible voix, elle tentait de compenser cette dernière par son énergie corporelle.

D’après les souvenirs de Thawra, le metteur en scène de la pièce de Tchekhov intitulée « La mouette » l'avait choisie pour jouer le rôle de Nina, l'héroïne de la pièce. Toutefois, celui-ci se heurta à une forte opposition car Nina, comme la décrit Tchekhov, est blanche comme neige. En réponse, le réalisateur fit valoir que Tchekhov ne faisait pas référence à la couleur de la peau lorsqu'il parlait de sa blancheur, mais plutôt à son cœur et à sa pureté. Aussi, il souligna que c’était que en cela que la « révolution » incarnait toute cette pureté. Thawra se souvenait aussi de ce qu'elle avait fait : elle interpréta Nina telle que Tchekhov l'envisageait et telle que le réalisateur la voyait. La performance lui a d’ailleurs valu le prix de l'actrice la plus prometteuse lors de la Journée internationale du théâtre irakien. À partir de ce jour, Thawra avait pris conscience que son nom pouvait prendre un autre sens grâce à l’art.

Après avoir obtenu sa maîtrise en théâtre, Thawra estima que sa révolution n'était pas encore finie. En effet, loin de la considérer comme honteuse ou subordonnée aux autres identités, la comédienne jugeait bon de revendiquer sa véritable identité. Pour ce faire, elle écrivait sur le rituel principal de sa communauté, qui est le rituel nubien. Cela représentait un défi énorme, dans la mesure elle seule pouvait dévoiler une culture dont elle faisait partie, et ce d’autant plus que la culture en question est non déclarée et cachée depuis des siècles, dans la crainte et sous diverses accusations. Par conséquent, l'obtention de l'approbation des ancêtres lui était nécessaire pour la diffuser, et cela nécessitait des rituels spécifiques. Ainsi, elle se tourna vers Mama Asia, la femme responsable des rituels dans le lieu où ceux-ci étaient effectués connu sous le nom de « Makied ».Si le responsable est un homme, il est appelé « Baba ». « Mama » et « Baba » sont des références spirituelles renvoyant à chaque faction suivant le type de rituel. Leur devoir est transmis par permission des Mama ou Baba précédents aux individus choisis, lesquels leur accordent la permission de mener les rituels.

Mama Asia informa Thawra que sa recherche dédiée au rituel nubien resterait pour une période spécifique dans la chambre de sanctification près du grand instrument rituel, Tamboura, jusqu'à ce que celle-ci soit approuvée par les Constitutions des Ancêtres. La chambre était perpétuellement remplie d'encens, particulièrement intensifiés le jeudi, tandis que des offrandes telles que des œufs, de l'huile d'olive et de l'eau de rose ornaient son espace sacré. Après trente jours de réservation de sa recherche dans la chambre rituelle, Thawra a reçu une heureuse nouvelle. Elle a eu une vision des ancêtres en dormant, confirmant l'approbation de la diffusion de la recherche. Mama lui a dit : « Les Constitutions désirent que le monde connaissent nos rituels, comme moyen de corriger les accusations et les idées fausses à notre sujet ». Thawra sentit qu’il s’agissait d’un moment décisif pour l'histoire de la communauté, forcée de cacher son identité et rester invisible pendant des siècles.

Thawra conclut son projet en étudiant les différentes origines raciales de la communauté et les rituels populaires qu'ils pratiquent depuis  maintenant des siècles dans des endroits spécifiques appelés « Makied » dans certaines régions de la province de Bassora, notamment les districts de Zubair et d'Abu Al-Khaseeb, entre autres.

Du point de vue de Thawra, les rituels tels que le « Wakendo », « Inzerivo », « Jatanka » et « Liwah » trouveraient leur source au Kénya, dans les zones côtières, au sein des tribus Bembasa. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ces chants aient conservé leurs caractéristiques côtières. Il y a aussi le rituel nubien, apporté d'Afrique du Sud à partir du sud de l'Égypte, plus précisément de la région nubienne. Quant au rituel Habasha, il remonte à l'Abyssinie. Sans oublier d’autres rituels également présents à Zanzibar.

Mettant à profit sa compréhension approfondie de la communauté étudiée, son expérience dans les domaines de la danse et du théâtre, sa maîtrise du langage corporel adopté lors des rituels, Thrawra a réussi à renouer avec les racines enfouies de sa communauté, de même qu’elle réalisa que la perpétuation de ces rituels à travers les siècles procurait du réconfort aux opprimés. Originaires des régions reculées d’Afrique, enlevés, enchaînés, puis amenés dans un endroit complètement différent, ils développèrent un sentiment d’aliénation et de solitude, ce qui eut pour effet de les rapprocher malgré leurs différentes origines tribales et régionales. Leur condition d'esclaves les obligeait à adopter la langue du maître, C’est ainsi que la langue arabe s’inséra dans les rituels, créant une rupture avec les mots originaux africains. Ainsi, lorsque Thawra commença sérieusement à chercher les paroles de chansons, elle se heurta à une barrière linguistique, sentant que les ombres de la langue originale persistaient toujours dans les chansons et les rituels.

Au cours de ses visites en Afrique, Thawra chercha à retracer le chemin parcouru par ses ancêtres. En participant à une célébration rituelle en Éthiopie, elle découvrit que les cérémonies rituelles nubiennes étaient identiques à celles de Bassora, et que le ressenti qu'elle éprouva était le même en dépit de la barrière linguistique. Malgré l’oubli des langues originelles, Thawra essaya de concilier les rituels changeants des nouvelles cultures avec les rituels ancestraux, notamment le rituel nubien, plus important et plus sacré pour la société africaine, et qui constitue un rituel thérapeutique comprenant le respect du défunt.

Au début de la cérémonie, le tambourinaire prend place au milieu des autres musiciens de telle sorte à ce qu’il y en ait deux à chaque côté. Jouant des tambours au sol, les hommes et les femmes entrent pieds nus et saluent ceux assis à distance, puis chacun se dirige ensuite vers le tambour et s'essuie sur la cheville horizontale en haut puis sur le visage et la poitrine afin d’obtenir la bénédiction.

Au cours de la cérémonie, les drapeaux, l’ancre ainsi que le pavillon du navire sont hissés en évocation à la nostalgie de leurs foyers, racines, ainsi qu’à la manière dont les Noirs ont été amenés enchaînés depuis l'Afrique. Les danses et les rituels impliquent différents instruments de musique tels que le marwas, la mandoline, le kikanka, le wobato, l'emsondo et le alsernai, ainsi que la flûte alsernai, faite d'un bois spécial avec une embouchure semblable à celle d'une trompette. Les autres instruments sont des rythmes fabriqués à partir de différentes sections de tiges d'arbres, certaines recouvertes de peaux d'animaux aux tailles et formes variées.

Pendant la pratique des rituels, des morceaux conservés dans la mémoire des peuples noirs comme un héritage folklorique sont joués avec des noms africains. Selon leur lieu de provenance (Abyssinie, Nubie, ainsi que des chants et des hymnes qui sont encore chantés en langues africaines), la spécificité du chant joué, et les constitutions ou maîtres (esprits) des ancêtres particuliers. Avec la musique, les textes des chants et les mélodies héritées, et le but pour lequel le rituel a été accompli, les rituels sont généralement organisés dans un but cérémonial spécial, comme soigner une personne malade, ou superviser des rites de passage spécifiques tels que la naissance, la circoncision, le mariage et la mort, ou afin de demander l'aide de pouvoirs latents au-delà de la nature. La plupart des chants et des rituels sont accompagnés par des chanteurs, accompagnés de danseurs des deux sexes, et certains d'entre eux portent des ceintures qui contiennent les couvertures des membres de moutons secs, qui donnent au chant un ton mélodique supplémentaire en se heurtant les uns aux autres comme le  porteur bouge. Le rituel commence généralement par le chant solo du Pape, puis prend la forme d'un groupe jusqu'à sa fin. Le Pape se réfère généralement à ceux qui recherchent des intrigues comme étant « nos personnes à charge ». Autrement dit, nos fils et nos filles. Le point culminant du rituel est lorsque les esprits des ancêtres choisissent l'un des danseurs, et une « confusion » se produit, et ces esprits choisissent d'être des invités dans le corps du danseur ou de la danseuse pour communiquer avec le groupe et diriger son quotidien et ses choix.

Quant au rituel nubien, qui a attiré l'attention principale de Thawra en raison de ses racines ethniques, il s'agit souvent d'un rituel triste qui évoque les sentiments d'aliénation profondément ancrés dans la société africaine. Aliénation qui a été réprimée parmi les membres du groupe exilé pendant des siècles, au milieu d'une culture et d'une géographie différentes.

La fin de l’espoir ou le début du changement ?

Comptant parmi l'une des sociétés d'origine africaine les plus célèbres de la région, la communauté afro-irakienne dispose d’un certain nombre de particularités sociales distinctes ; à titre d’exemple, ce sont les ancêtres des Afro-Irakiens qui ont mené la première révolution esclavagiste au Moyen-Orient (la révolution Zanj). Résidant à Bassora, ville pétrolière la plus riche à l'extrême sud de l'Irak, les descendants de ces révolutionnaires participèrent aux soulèvements successifs partant habituellement de cette ville. Corollaire au retrait de l'armée irakienne du Koweït et de la destruction de ses équipements par les forces américaines après la guerre du Golfe de 1991, les habitants de la ville se révoltèrent. En conséquence,  à l'aube du 2 mars de l'année 1991, un soldat irakien se leva et tira une balle visant une photo du président irakien de l’époque, Saddam Hussein,  sur la Place Saad  de Bassora. Le soulèvement populaire qui s’ensuivit fut brutalement réprimé. Les participants à ce soulèvement joignirent toutes les manifestations de masse  en 2011, 2015, 2018 et 2019, parties de Bassora, jusqu’à leur propagation à l’ensemble du pays. Celles-ci avaient pour but de s’opposer aux gouvernements irakiens successifs après l'invasion américaine du pays, cela dans contexte de chaleur dépassant les 50 degrés Celsius durant les mois d’été. Outre le fait que Bassora abrite la plus grande concentration d'Irakiens d'origine africaine, c’est Bagdad, au milieu des ceintures de pauvreté entourant le centre de la capitale, qui concentre le plus d’individus en second lieu. Davantage célèbre pour ses transformations, le leader Abdul Karim Qasim la nomma la ville de la révolution durant les années 1950. Quant à Saddam Hussein, il l’appela la ville de Saddam Hussein durant les années 1980. Aujourd'hui connue sous le nom de Sadr City, c’est dans cette ville que le dirigeant chiite le plus influent de l'Irak post-Saddam Hussein, Muqtada al-Sadr et ses partisans s’y réunissent. Ceux-là continuent de résister à un pouvoir pétri de mauvaise foi face à une culture daltonienne et ne font même pas partie des discriminations courantes, qu'elles soient ethniques : Kurdes, Arabes, Turkmène; religieuses: musulmans, chrétiens, yézidis, etc, ou sectaires, sunnites et chiites. En fin de compte, reconnaître l'existence d'un racisme envers les Noirs revient à observer à la loupe l'histoire de l'esclavage, ce que même les intellectuels libéraux rechignent à faire. Par ailleurs, les années d’occupation américaine ont également fait naître un nouveau défi, dont la possibilité de qualifier leurs revendications de résultat de l’influence américaine dans un pays en train d’être remodelé selon un nouvel accord de partage du pouvoir.

Bien que le rêve de Jalal Diab et ses compagnons ait été réduit au silence sous les balles en 2013, leur lutte constitue un souvenir concret qu’on ne pourra ignorer longtemps. À titre d’exemple, sept ans après l’assassinat de George Floyd, un nouvel élan fut donné au rêve d’égalité de Martin Luther King, dont la mémoire est évoquée à chaque protestation et demande de réforme du système politique et de résistance à la corruption.

Il est peu probable qu’un changement politique garantissant la pleine égalité des Afro-Irakiens ou la reconnaissance des droits politiques se produise dans un avenir proche, ce qui n’empêche pas les militants africains de poursuivre leur révolution par divers moyens, notamment à travers la protestation, la musique, l’art et l’action civile. C’est d’ailleurs ce que fit Thawra lorsqu'elle réalisa sa propre « révolution » en découvrant les rituels africains originaux et les ouvrages rédigés à leur sujet. En plus de s’être défait des effets néfastes de l’aliénation, Thawra renouvela son identité en s'émancipant en tant que danseuse et actrice. En remontant aux sources de ces rituels en tant qu'universitaire et chercheuse, Thawra a permis une meilleure sensibilisation autour de son histoire, autrefois passée sous silence. 

Thawra est un exemple de la réussite d’un individu ayant évolué au sein d’un groupe qu’on priva de libre arbitre. Toutefois, la révolution de la communauté afro-irakienne, toujours en besoin de reconnaissance et de résistance face à l'oubli et au déni, nécessite une lutte continue pour une plus grande prise de conscience de la société dans son ensemble, peut-être la clé de ce changement global. Dès lors, une danse collective (pour tous) peut être exécutée dans une société de citoyens égaux. C’est, en somme, ce qu’illustre l'histoire de Jalal Diab et de ses collègues, qui incarnent à travers leur sacrifice et leur lutte pour la liberté, l'égalité et la justice.

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Pour citer cet article : Saad Salloum "La lutte des Afro-Irakiens pour la reconnaissance et l'égalité dans une société pluraliste", Centre Français de recherche sur l'Irak (CFRI), 27/03/2024, [https://cfri-irak.com/article/la-lutte-des-afro-irakiens-pour-la-reconnaissance-et-legalite-dans-une-societe-pluraliste-2024-03-27]

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