Irak, le retour de Daech ? Histoire d’une instrumentalisation
La situation évolue en Irak. Les États-Unis y sont désormais confrontés à une intensification des attaques des milices chiites pro-iraniennes, visant régulièrement depuis octobre 2023 leurs bases en Irak et en Syrie. Voulant à tout prix éviter un départ précipité du pays sous la pression des milices, dans une catastrophique répétition de la débâcle d’août 2021 en Afghanistan, Washington a donc choisi de négocier avec Bagdad une sortie programmée de ses troupes. Le 25 janvier 2024, les États-Unis et l’Irak ont annoncé que des négociations allaient être engagées dans les prochains jours afin de définir une feuille de route et un calendrier pour mettre fin à la mission de la coalition internationale de lutte contre l’État islamique (EI). Rappelons également que Washington a dû faire face à une demande officielle de la part du gouvernement irakien d’un départ des forces de la coalition déployée depuis 2014 à l’invitation de Bagdad, dont la France fait partie.
Il semble également nécessaire de rappeler que les forces dirigées par les États-Unis ont envahi l'Irak et renversé l'ancien dirigeant Saddam Hussein en 2003. Elles se sont retirées en 2011, puis sont revenues en 2014 pour combattre l'État islamique dans le cadre de cette coalition internationale. Les États-Unis déploient actuellement quelque 2 500 soldats dans le pays.
Le gouvernement irakien assure que Daech est vaincu de façon définitive en Irak tandis que les chancelleries occidentales mettent toujours en garde contre cette menace. C’est donc tout un partenariat entre l’Irak et les pays membres de la coalition qui est remis en cause. À cette fin, les autorités irakiennes assurent que le danger d’une résurgence de Daech n’est plus à prendre en compte, alors que les Américains affirment le contraire. Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a souligné que l’Irak est « extrêmement important » pour la stabilité de la région, précisant : « Nous ne devons pas oublier que Daech constitue toujours une menace réelle ». Selon lui : « Malgré le bon travail que nous avons accompli au fil des années pour faire face à cette menace et la réduire considérablement, l'horrible attaque survenue il y a quelques jours en Russie nous a rappelé que Daech maintient toujours son pouvoir. C'est un rappel très regrettable que nous devons continuer à combattre le groupe et veiller à ce qu'il ne réapparaisse pas ».
Cinq ans après la chute de Baghouz, dernier bastion de l’État islamique à la frontière syro-irakienne, les djihadistes ne contrôlent plus aucun territoire en Irak. Mais près de 4 000 combattants continuent de mener des attaques résiduelles dans la zone, où le risque de résurgence du groupe demeure selon les déclarations de l’Organisation des Nations unies (ONU).
L’État islamique a récemment subi de lourdes pertes dans les rangs de ses dirigeants. En effet, entre février 2022 et avril 2023, l'EI a perdu trois chefs différents, tous tués en Syrie. Après la mort d'Abou Bakr al-Baghdadi lors d'un raid américain le 27 octobre 2019, le groupe a été dirigé par Abou Ibrahim al-Hashimi al-Qurashi, puis Abou al-Hasan al-Qurashi et enfin Abou al-Hussein al-Qurashi. Ces dirigeants ne sont pas apparentés - le nom de guerre « al-Qurashi » indique un lien avec la tribu des Quraysh de la Mecque, dont est issu le prophète Muhammad.
En plus de ses dirigeants, le groupe EI a également perdu certains de ses principaux commandants, en particulier en Syrie et en Irak, principalement lors des frappes de la coalition dirigée par les États-Unis.
Depuis que l’EI s'est autoproclamé « califat » en juin 2014, il a continué à désigner ses dirigeants en tant que « califes », le premier étant al-Baghdadi. En août 2023, l'EI a présenté un nouveau chef, Abu Hafs al-Hashimi al-Qurashi. Néanmoins, l’on sait peu de choses sur lui et il n'a pas encore délivré de message de leadership.
Le « calife » de l’EI joue un rôle symbolique permettant d’unifier des contextes locaux très différents les uns des autres. Avec la territorialisation, l’usage du drapeau unique du califat a été un gage de succès important et il a permis d’occuper de vastes territoires, le pouvoir réel étant dévolu à des acteurs locaux.
Or, la territorialisation, tout comme le califat ont disparu dans les faits, reléguant l’EI au rang d’un quelconque groupe terroriste. Cependant, on constate que les opérations de l’État islamique se multiplient désormais de la province d’Al-Anbar jusqu’à Diyala, en passant par Tikrit et Mossoul.
Le plus grand vivier de combattants de Daech se trouve actuellement dans les camps de réfugiés : celui d’al-Hôl en Syrie est devenu célèbre, mais il faut également citer les réfugiés syriens du camp d’Arbat près de Sulaymani au Kurdistan irakien. Dans un souci d’accréditer sa vision optimiste, le gouvernement irakien invite les réfugiés des camps en Syrie à rentrer en Irak en leur offrant la somme de 3 000 euros.
D’une façon générale, l’État islamique n’a plus les moyens de rassembler des groupes disparates auxquels donner un objectif unique. Par ailleurs, la confessionnalisation à outrance de la société avec son lot de crimes commis par les différentes milices a abouti à un rejet massif de la confusion entre politique et religion. Un sentiment diffus mais croissant manifeste un désir de “protéger la religion de la politique”. Même si ce sentiment est surtout répandu chez les populations chiites, les communautés arabes sunnites sont également touchées par un refus similaire.
On constate, en effet, que les Arabes sunnites se sont investis, pour une majorité d’entre eux, dans de nouvelles relations clientélistes avec leur classe politique comme l’illustre le parcours de M. Halbûsi, l’ancien président de l’Assemblée. Cependant, cette allégeance est essentiellement basée sur la corruption. En conséquence, un retour de ces populations, négligées par les autorités, vers Daech est tout à fait possible.
Les actes de guerre opposent surtout les milices pro-iraniennes et les forces américaines, comme en témoigne l’attaque de drone américaine dans l’est de Bagdad le 7 février 2024. Dans sa riposte à la mort de trois soldats américains, tués dans une attaque orchestrée par des milices pro-iraniennes, fin janvier dernier en Syrie, Washington n’a pas ménagé son allié irakien en menant deux séries de frappes meurtrières dans le pays, les 2 et 7 février, dont la dernière au cœur de Bagdad.
Ces représailles américaines ont conforté les autorités irakiennes dans leur détermination à mettre fin à la mission de la coalition internationale de lutte contre l’organisation État islamique. Elles exposent les bases et les troupes américaines en Irak et en Syrie à de nouvelles attaques, alors que s’éloigne la perspective d’un apaisement régional après l’échec d’Israël et du Hamas à convenir d’une trêve dans la bande de Gaza.
Le meilleur atout de l’État islamique demeure la faillite du système politique en place. En effet, un émissaire de Moqtada al-Sadr est parti plusieurs jours à Téhéran afin de négocier avec les dirigeants iraniens la mise à bas d’un système politique milicien qui condamne l’Irak à la faillite et sert de marchepied à l’État islamique. Il s’agirait ni plus ni moins de refonder l’État irakien en s’appuyant sur un accord entre trois parties considérées comme légitimes au regard des dernières élections : Barzani pour les Kurdes, Halbûsi, pour les Arabes sunnites et al-Sadr pour les Arabes chiites. Ces trois groupes remettent en cause l’occupation des sièges laissés vacants par la démission des sadristes en 2023 par des proches du Cadre de Coordination (Îtâr al-tansîqi الإطار التنسيقي) malgré l’opposition du Conseil judiciaire supérieur (majlis al-qada’ al-a’la مجلس القضاء الأعلى). Ces trois protagonistes appellent à de nouvelles élections législatives qui devraient voir la majorité sadriste sortir victorieuse. Les partisans du Cadre de Coordination appellent au contraire à la formation d’un nouveau gouvernement sans attendre les élections.
Une telle refondation demeure toutefois problématique tant que l’autorité conjointe des ayatollah Sistani et Khamenei empêche le rejet officiel des milices chiites pro-iraniennes. Leur succession devrait cependant ouvrir une nouvelle ère pour la direction religieuse chiite, qui pourrait ainsi transmettre son héritage. La seule personne susceptible de jouir d’une autorité suffisante d’un point de vue religieux est l’ayatollah Kamal al-Haydari, connu pour son opposition au régime en place à Téhéran.
Il y a cependant une prise de conscience du côté sadriste que rien ne pourrait changer sans l’aval de l’Iran, et, du côté iranien que le système actuel est voué à l’échec et fait le lit de Daech. Paradoxalement, Daech fait en sorte que son ennemi sur le terrain sorte vainqueur de l’épreuve de force avec les sadristes, conscient de l’avantage pour les salafistes-djihadistes du maintien du système milicien en place condamné à l’échec. Du côté sadriste, il s’agit de refonder l’État irakien en se basant sur les trois légitimités reconnues comme telles.
Il y a donc une instrumentalisation réciproque du danger que peut représenter Daech en Irak à la fois par le gouvernement irakien, malgré son discours officiel, et les forces de la coalition anti-Daech. La réalité se situe vraisemblablement à mi-chemin entre les deux positions.
La place de l’Irak, berceau de l’État islamique, dans la stratégie et le symbolisme de l’organisation djihadiste incite à penser que la réalité est cependant plus proche des inquiétudes de la coalition anti-Daech que des propos rassurants du gouvernement irakien. L’essaimage de l’EI au Sahel et, surtout au Khorassan (Afghanistan, Tadjikistan, Turkménistan), ne signifie pas l’abandon de ce qui fut le siège du « califat » durant trois années, à savoir la ville de Mossoul.
L’attentat de Kerman en Iran, le 3 janvier 2024, contre la cérémonie à la mémoire du général des Pasdaran, Qassem Soleimani, tué par un drone américain près de Bagdad en janvier 2020, montre que l’EI poursuit sa croisade anti-chiite et qu’il ne saurait être attiré par l’alliance conjoncturelle des proxys pro-iraniens avec le Hamas dans le cadre de la guerre de Gaza contre Israël.
Dans la concurrence entre islamistes (Frères musulmans) et djihadistes (EI, Al-Qaïda), le rapport de force pourrait évoluer rapidement. La mouvance islamiste des Frères musulmans s’inscrit dans le cadre des États en place, là où les djihadistes de l’EI agissent pour l’abolition des frontières. La faillite de plusieurs de ces États (Irak, Syrie, Liban, Yémen…) est un atout indéniable pour le groupe. Les échecs des Frères musulmans dans leur gouvernance à la suite d’élections libres, que ce soit à Gaza, en Égypte, en Tunisie ou au Maroc, sont autant d’arguments en faveur des djihadistes hostiles aux élections.
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Pour citer cet article : Pierre-Jean Luizard "Irak, le retour de Daech ? Histoire d’une instrumentalisation", Centre Français de recherche sur l'Irak (CFRI), 19/04/2024, [https://cfri-irak.com/article/irak-le-retour-de-daech-histoire-dune-instrumentalisation-2024-04-19]
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