Fin de l’apaisement : le gouvernement irakien face à un choix, Chamberlain ou Churchill ?
Le ministre des Affaires étrangères irakien Fuad Hussein (à gauche) et le secrétaire d'État américain Antony Blinken (à droite) ont fait des déclarations aux médias à Washington le 23 juillet 2021. Photo : Rudaw.
Les troupes irakiennes combattant l'État islamique sur le front de Makhmour. Photo d'archive AFP (RUDAW).
Le défunt diplomate Muhammad Fadhil al-Jamali raconte qu’en 1958, alors qu’il était en prison, un codétenu communiste lui avait demandé son avis sur la philosophie politique de non-alignement. Il répondit franchement : « Je ne crois pas au non-alignement. » Les autres détenus furent surpris par sa réponse, à quoi il ajouta : « L'Irak était défensivement aligné avec le bloc occidental en raison de son besoin d'armes et de sa volonté de repousser toute agression extérieure. Si vous pensez que c'est une erreur, je vous conseille de vous aligner avec le bloc communiste et de ne pas rester sans le soutien et l'amitié d'une grande puissance. » Comme le disait Aristote, « L’ami de tout le monde n’est l’ami de personne. »
Face aux divers défis auxquels est confronté le Moyen-Orient, la politique étrangère de l'Irak a souvent répondu de manière insuffisante, reposant sur des stratégies récurrentes : l'abstention de former des alliances, l'équilibre des relations, l'ouverture à tous les acteurs, la préservation de la neutralité et la recherche de bonne entente avec toutes les parties. Cet ensemble de principes s'inscrit dans le cadre général de la politique d'apaisement, visant à éviter de provoquer qui que ce soit et à contenter tout le monde.
Cette stratégie de concessions pour éviter les conflits fut particulièrement répandue avant la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Grande-Bretagne et la France tentèrent d'éviter la guerre avec l'Allemagne nazie en cédant aux nombreuses exigences d'Adolf Hitler. Un exemple emblématique fut la politique d'apaisement du Premier ministre britannique Neville Chamberlain, héritée de ses prédécesseurs James MacDonald et Stanley Baldwin. En rencontrant des représentants nazis à Munich, il croyait qu'en permettant à l'Allemagne d'annexer les Sudètes (alors partie de la Tchécoslovaquie), cela satisferait les ambitions d'Hitler. Toutefois, cette stratégie échoua à garantir la paix.
Hitler poursuivit son expansion agressive, conduisant finalement au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. En réponse, Churchill mit fin à la politique d'apaisement passive de la Grande-Bretagne et s’opposa aux ambitions expansionnistes d'Hitler. Aujourd'hui, les experts mettent en garde contre la « Leçon de Munich », car une indulgence excessive dans une telle diplomatie passive réduit un État au simple rôle de gardien, répondant aux demandes d'apaisement sans obtenir de bénéfices pour lui-même. Sous l'apaisement, le système de demandes et de réponses disparaît, transformant l'État et son appareil diplomatique en un organe de concessions illimitée dans les relations extérieures, menant finalement à une impasse où aucun renoncement supplémentaire ne peut être fait.
Établir la doctrine de l'apaisement
Après l'invasion américaine de l'Irak en 2003, le nouveau système politique irakien s’est construit sur le principe d'équilibrer le poids politique des différentes communautés ethno-religieuses. En prolongement de sa politique intérieure, l'Irak a adopté une politique étrangère s’appuyant sur le slogan de l'équilibre et de l'évitement des alliances, visant à satisfaire toutes les parties régionales en tout temps. Cette politique paraissait logique aux acteurs irakiens, car le nouveau système politique recherchait la reconnaissance des pays voisins. De plus, affaibli par de longues périodes de sanctions et de violence interne, l’Irak considérait toute autre politique étrangère que l'apaisement comme dangereuse et erratique.
Les justifications de cette approche s'appuyaient sur des événements historiques. Ayant souffert sous une dictature, l’Irak aspirait à une légitimité et à une transition démocratique rapide, comparable à un accouchement par césarienne. Toutefois, le pays nécessitait du temps pour se distancer des tensions présentes au Moyen-Orient.
L'approche d'apaisement s'est maintenue à travers sept gouvernements irakiens, sous le prétexte de la situation géopolitique de l'Irak et des six pays voisins aux cultures variées. Dans ce contexte, le repli vers les montagnes apparaissait comme l'option la plus sûre dans une région caractérisée par des intérêts conflictuels entre les États régionaux, tout en reflétant la compétition entre les grandes puissances du système international. Les politiciens n'ont pas compris qu'ils avaient enfermé l'Irak dans une cage de fer qu'ils avaient eux-mêmes façonnée, ce qui les a rendus incapables de percevoir les possibilités de changement radical et les mécanismes susceptibles de transformer le système régional actuel.
Cependant, cette politique n’a pas préservé l’Irak des conséquences de l’invasion américaine, des guerres contre le terrorisme, et des crises internes et externes récurrentes avec ses voisins. De plus, elle a laissé le pays dans une position de faiblesse, le rendant plus passif que influent. Les décideurs se sont révélés impuissants, et leurs institutions n'ont pas su établir des stratégies pour préserver la souveraineté et la sécurité du pays ni restaurer son influence régionale. Les initiatives de rapprochement avec les pays voisins ont été amplifiées sous le prétexte de la médiation, alors qu’en réalité, l’Irak agissait en tant que simple messager ou, au mieux, facilitateur, plutôt que comme un acteur à part entière.
L’apaisement devient un objectif
Bien que l'État irakien ait réussi à maîtriser les épisodes de violence religieuse, à vaincre les organisations terroristes sur son territoire, et à améliorer son économie grâce à la hausse des prix du pétrole ainsi qu'à la signature de l'Accord-cadre stratégique en 2011—qui a permis à l'Irak de retrouver sa pleine souveraineté avec le retrait des forces américaines—les défis internes et externes auxquels il est confronté ont évolué. Cependant, la politique étrangère irakienne n’a pas su s’adapter à ces changements. Elle continue de suivre une politique d'apaisement, ce qui entraîne un blocage significatif de ses stratégies.
Un tel blocage a transformé la politique d'équilibre des intérêts et d'évitement des alliances, la faisant passer d'une stratégie au service des intérêts nationaux de l'Irak à un objectif en soi, ce qui constitue une faille majeure dans la structure de la diplomatie et de la politique étrangère nationale. Au contraire, cette politique aurait dû viser à affronter les menaces extérieures pesant sur les intérêts nationaux, plutôt que de se concentrer sur un chemin d'apaisement et de maintien d'un équilibre dans les relations étrangères, « tel un canard boiteux se nettoyant les plumes au milieu d'un marais de boue. »
Les événements liés au Printemps arabe, notamment l’éclatement de la guerre civile syrienne en 2011, ont plongé l'Irak dans une situation particulièrement précaire. La crise en Syrie, perçue comme un conflit entre alliances régionales, a conduit l'Irak à maintenir sa politique d'évitement de ces alliances. Toutefois, le gouvernement irakien a commencé à réaliser l’ampleur des menaces sécuritaires auxquelles il était confronté, en raison de l'expansion du contrôle des organisations terroristes dans les régions limitrophes de la Syrie et de l'Irak. Malgré les efforts du gouvernement pour contenir ces menaces, et bien que certains politiciens irakiens aient été parmi les premiers à anticiper les dangers que la situation en Syrie représentait pour la sécurité nationale, l'Irak n'a pas réussi à se libérer de son héritage d'apaisement.
Les conséquences ont été désastreuses. En 2014, alors que des organisations terroristes infiltraient l'Irak par la frontière syrienne, le pays a perdu un tiers de son territoire et a été le témoin de nombreux massacres et d'une violence extrême. Plutôt que de réviser et de critiquer sa politique d'apaisement, les élites politiques, y compris certains universitaires, ont justifié l'effondrement de l'État en affirmant que le problème ne résidait pas dans la politique d'apaisement elle-même, mais dans l'incapacité du gouvernement à s'y conformer pleinement. Sous la pression de ces discours, le gouvernement a poursuivi cette politique durant la guerre contre le terrorisme, cherchant à obtenir à la fois le soutien iranien et l'appui de la coalition internationale dirigée par les États-Unis contre l'EI.
L’Irak, champ de bataille
Après avoir triomphé en libérant la ville de Mossoul en 2017, le gouvernement irakien a poursuivi sa politique d'apaisement. Cependant, cette fois-ci, l'objectif n'était pas de fédérer du soutien pour combattre l'État islamique, mais de reconstruire les zones libérées. Le résultat a été de nouveau tragique. Lorsque Donald Trump est devenu président des États-Unis, il a annulé l'accord nucléaire avec l'Iran en 2018, mettant fin à l'ère de consensus entre les États-Unis et l'Iran qui avait eu des effets positifs sur l'Irak. Ainsi, l'un des fondements essentiels du succès de la politique d'apaisement irakienne durant la guerre contre l'État islamique s'est effondré.
La relation entre Washington et Téhéran a connu une escalade sans précédent, menant finalement à l’effondrement de cette politique. Ce processus a culminé en 2020 avec l’assassinat, par les États-Unis, du général iranien Qassem Soleimani et du vice-commandant des Forces de mobilisation populaire, Abu Mahdi al-Muhandis. En réponse, l’Iran a attaqué des bases américaines en Irak, dans un contexte de chaos interne et de manifestations qui n’ont cessé de balayer le pays au cours de la même année. Ainsi, plutôt que de protéger l’Irak de la guerre, la politique d’apaisement a transformé le pays en un champ de bataille militaire direct entre Téhéran et Washington. Par conséquent, ce chemin de l’apaisement n’a conduit ni à la prospérité, ni à la paix. L'Irak a abandonné ses positions sans en tirer aucun bénéfice, éprouvant un profond sentiment d'impuissance, tandis que des propos réactionnaires prévalaient dans son discours politique et diplomatique.
L'Irak a-t-il un allié aujourd'hui ?
Au moment de la confrontation, quand le monde vous abandonne et que votre sécurité nationale est menacée, l'aide internationale ne vous sauvera pas. Lorsque des avions hostiles survolent votre territoire, vous n'avez rien pour protéger votre ciel. Quand le soutien international se tourne vers le projet de la route Ben Gourion, la route indienne, ou d'autres axes, où se situe votre voie de développement au milieu des routes concurrentes des grandes puissances et de leurs projets ? Ces politiques réactives, essentiellement fondées sur des réponses à la plupart de ces crises, ne vous sauveront pas.
Un grand diplomate chinois demande : « Comment l'Irak peut-il devenir notre allié ? » Lorsque les comptes financiers et la politique monétaire de l'Irak sont liés aux banques américaines et au système SWIFT pour les transferts financiers, et que ses dirigeants hésitent entre entrer en Asie ou en Europe, un diplomate russe déclare : « Nous traitons l'Irak avec prudence parce qu'il participe à la conférence de soutien à la paix en Ukraine, alors qu'il est censé vouloir améliorer sa relation avec nous, tout en refusant de coopérer commercialement avec nous sous prétexte de sanctions, alors même que les Émirats arabes unis, un ami de Washington, jouent un rôle de premier plan dans les relations commerciales avec Moscou. »
Chaque État doit se demander : vers où pointe la boussole stratégique ? Tout a un prix ; les États ne sont pas des entreprises régies par l'offre et la demande, surtout au milieu d'une région engloutie par un trou noir de crises. Comme le dit un vieux dicton historique : « S'il n'y a qu'une seule personne dans le monde, elle aime la paix, et lorsque deux existent, il y a conflit entre les deux parties, et si elles sont trois, il doit y avoir une alliance entre deux des trois parties. »
Les réalités de la politique régionale contemporaine ne relèvent pas d'un simple art de la flatterie, de l'isolement ou de la création d'ennemis, pas plus qu'elles n'impliquent la mise en place de politiques d'apaisement. Elles reflètent plutôt la nécessité d'établir des relations plus honnêtes et prendre en compte ses intérêts sans se cacher derrière des slogans qui masquent les réalités et les complexités de la situation régionale.
Où sont les amis de l'Irak ? L'Irak a-t-il aujourd'hui un allié ? Ou est-il simplement un autre pion dans le jeu d'échecs géopolitique des plus grands acteurs internationaux et régionaux ?
Conclusion
Les leçons tirées des échecs de la politique d'apaisement doivent permettre à l'Irak d'élaborer une politique étrangère cohérente et efficace, qui privilégie ses intérêts nationaux et sa sécurité, en se libérant du cycle de la diplomatie passive.
L'avenir de l'Irak ne doit pas être dicté par les intérêts des puissances extérieures, mais plutôt façonné par ses propres aspirations à la stabilité, à la prospérité et à un engagement significatif sur la scène mondiale.
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Pour citer cet article : Adnan Al-Jamali, "Fin de l’apaisement : le gouvernement irakien face à un choix, Chamberlain ou Churchill ?", Centre Français de recherche sur l'Irak (CFRI), 16/10/2024, [https://cfri-irak.com/article/fin-de-lapaisement-le-gouvernement-irakien-face-a-un-choix-chamberlain-ou-churchill-2024-10-18]
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