Les Kurdes de Daech : les raisons de la radicalisation d’une génération

Le djihadisme kurde a déjà une histoire de 40 ans. Il est passé par plusieurs phases : de l’islamisation de la lutte kurde (Mouvement islamique du Kurdistan) à l’internationalisation de la lutte islamiste (Ansar al-Islam). Et puis, de 2012 à 2017, une nouvelle génération de djihadistes kurdes est entrée dans le processus de la reterritorialisation de lutte armée et s’est intégrée à l’Organisation État islamique (Daech).

1er octobre 2017

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Rue de Sinjar, province de Ninive. 80% de la ville à majorité yézidie est détruite après d'intenses combats entre Daech et les Kurdes alliés à la coalition internationale, en novembre 2015 après 15 mois sous contrôle du groupe terroriste islamiste. © Laurence GEAI / SIPA

Une prison détenant des membres supposés de Daesh, au Rojava syrien. Environ 5 000 détenus y vivaient en octobre 2019. © Laurence GEAI / SIPA


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Adel Bakawan
Sociologue, fondateur et directeur du CFRI
32 Articles

Ce papier de recherche d’Adel Bakawan a été publié dans Confluences Méditerranée 2017/3 (N° 102) – Terrorisme(s), à l’automne 2017, chez L’Harmattan, pages 103 à 117. Il a été gracieusement mis à disposition du Centre français de recherche sur l’Irak par Confluences Méditerranée et légèrement remanié. Sa version originale est disponible en libre accès sur le portail web Cairn en cliquant sur le lien suivant : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2017-3-page-103.htm?ref=doi

Pourquoi devient-on djihadiste au Kurdistan? Comment le processus de radicalisation fonctionne dans un Kurdistan en quête d’indépendance? Pour mettre en exergue ces questions, cette article propose une grille d’analyse à six niveaux : la part de l’islam dans la radicalisation de cette nouvelle génération; la culture de la violence dans l’histoire récente kurde ; l’exclusion sociale exercée par la nouvelle oligarchie kurde et la frustration de toute une génération livrée à la rue; l’avènement des révolutions du monde arabe ; le déploiement sans limite des réseaux sociaux qui voit Facebook remplacer la mosquée ; et enfin la kurdistanisation des grands mouvements islamistes, qui a déçu certains acteurs.

Les Kurdes de Daech ! Voilà une expression qui pourrait étonner un nombre important d’Occidentaux (chercheurs, journalistes et mêmes diplomates, sans parler des citoyens ordinaires). Est-ce possible ? La question m’a été posée à plusieurs reprises, comme si le Kurde ne pouvait être qu’un peshmerga qui sauverait le monde des méchants terroristes ! Ce récit correspond aux attentes d’un Occident qui cherche les nouveaux héros qui feraient face aux nouveaux radicaux « barbares » cache bien la réalité complexe d’une société kurde qui a fourni au moins 2000 djihadistes à Daech.

Le djihadisme kurde n’est pas né avec Daech. Il a une histoire de 40 ans. Pendant la première Guerre du Golfe (1980-1988), toute une première génération djihadiste apparaît sur la scène kurde. Frères Musulmans à leurs débuts en 1952, forts d’un soutien massif de la République Islamique de l’Iran, les acteurs de cette première génération coupent leur lien organisationnel en 1987, mais aussi idéologique avec l’Organisation des Frères Musulmans Internationale (OFMI) et déclarent le djihad contre l’État irakien de Saddam Hussein. Désormais, ils ne sont plus Frères Musulmans, mais se retrouvent dans le Mouvement Islamique du Kurdistan (Bzotnawa en kurde). En 2001, sous l’influence de Ben Laden, la branche salafiste djihadiste de cette première génération fait sécession et forme l’Organisation Jund al- Islam, devenue quelques mois plus tard Ansar al-Islam.

Cette deuxième génération de djihadistes, jeunes et formés dans l’idéologie « international-djihadiste » d’Al-Qaïda, adopte, pour la première fois dans l’histoire de la lutte islamiste kurde, le terrorisme comme arme de combat. Leur capitale Byara devient la nouvelle terre promise des djihadistes internationalistes de type Abu-Wael et Abou Moussab Al-Zarqaoui. De 2004 à 2012, à l’exception de quelques attentats, le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) demeure à l’abri de l’enfer irakien. Pendant cette période, nous observons une mise entre parenthèses des djihadistes au Kurdistan, qui dure jusqu’à l’avènement des révolutions du monde arabe, notamment celle de la Syrie et l’explosion de l’Irak sunnite. De 2012 à 2017, une nouvelle génération de djihadistes kurdes se forme. Entre 2014 et 2017, ces Kurdes de Daech jouent même un rôle majeur dans la guerre entre l’armée du Califat et les peshmergas.

Alors que ce phénomène est passé sous silence, des questions se posent : pourquoi devient-on djihadiste au Kurdistan ? Quelles sont les caractéristiques de ces nouveaux djihadistes ? Comment le processus de radicalisation fonctionne dans un Kurdistan en quête de son indépendance ? Quelles sont les stratégies du GRK face aux différents processus de la radicalisation ?

Pour mettre en exergue ces questions, nous proposons une grille d’analyse à six niveaux : la part de l’islam dans la radicalisation de cette nouvelle génération ; la culture de la violence dans l’histoire récente kurde ; l’exclusion sociale exercée par la nouvelle oligarchie kurde et la frustration de toute une génération livrée à la rue ; l’avènement des révolutions du monde arabe ; le déploiement sans limite des réseaux sociaux qui voit Facebook remplacer la mosquée; et enfin la kurdistanisation des grands mouvements islamistes, qui a déçu certains acteurs. Il est évident que le cadre d’un article limite une analyse détaillée de chaque niveau, c’est la raison principale pour laquelle nous tentons une démarche synthétique.

Islam et processus de radicalisation

De Paris à Erbil, le débat fait rage sur la question du lien entre djihadisme et Islam. Dans le champ universitaire français, trois approches hyper-médiatisées se confrontent.

La première met l’accent sur l’islamisation de la radicalité (Olivier Roy) et tend à présenter les djihadistes comme des personnes déracinées, barbares, sans lien avec le monde dans lequel ils vivent. Les djihadistes sont des « nihilistes », des « losers », voire des « pieds nickelés ». Pour Olivier Roy, l’islam ne parle pas, il est parlé. Autrement dit, l’islam est instrumentalisé comme une source de légitimation d’une radicalisation qui précède le processus de l’islamisation.

La seconde, au contraire, se concentre sur l’objet Islam en tant que principe générateur de la radicalisation (Gilles Kepel). Selon cette approche, il y a bien une idéologie religieuse qui fait fonctionner l’usine qui produit les djihadistes. Cette approche ne nie pas les effets du contexte, mais donne la priorité aux textes. L’insistance de Gilles Kepel sur le fait qu’Oliver Roy ne parle pas l’arabe a pour objectif de mettre en visibilité que ce dernier n’a pas accès aux textes fondateurs qui constituent l’idéologie et le cadre de l’action des djihadistes.

La dernière approche explique le fait djihadiste par le fait politique (François Burgat). Le djihadisme ne peut être intelligible en dehors de la colonisation des pays musulmans, de la Guerre du Golfe, de l’invasion de l’Irak, du conflit arabo-israélien, du racisme et de l’exclusion.

Malgré l’apport de ces approches, force est de constater qu’aucune des trois, à elle seule, ne pourrait donner une vision complète du lien entre les nouveaux radicaux et l’Islam. Une interconnexion entre les trois approches est plus pertinente en tant que grille d’analyse qu’une approche exclusiviste, car elle nous permet d’élargir l’explication à plusieurs niveaux.

Prenons pour exemple le cas des nouveaux djihadistes kurdes et leur rapport avec l’Islam. Il est vrai que 83% de ces djihadistes n’ont aucun diplôme ! Ils ne peuvent donc pas comprendre l’arabe et n’ont ainsi accès direct ni au Coran ni à la Sunna. Cependant, il y a deux données factuelles à prendre en compte : la première est le taux de salafistes, qui atteint 23 % au sein de cette population. Ces salafistes ont eu une socialisation religieuse avant leur radicalisation. La seconde donnée est que parmi les cadres dirigeants de cette génération djihadiste, 95 % ont d’abord été salafistes avant d’être djihadistes.

L’intervention de l’Islam est par conséquent une réalité observable. La base militante, qui n’a un accès direct ni au Coran ni à la Sunna, se trouve dans une interaction permanente, par l’intermédiaire des cadres dirigeants, avec l’Islam. C’est au nom de l’Islam qu’on se radicalise, qu’on haït la société, qu’on prend les armes, qu’on tue et qu’on se fait tuer. Toutefois, l’Islam des radicaux n’est qu’une version parmi d’autres, en grande rupture avec la version de l’Islam adopté par la grande majorité́ des musulmans. C’est pourquoi une des premières manifestations de la radicalisation est le « takfir » de la société́ musulmane. Le « takfir » est un jugement d’excommunication d’une personne ou d’une société. Dans ce dernier cas il signifie qu’une société est sortie de l’Islam et de l’Oumma (la communauté des croyants). Il donne alors un permis de tuer car désormais le sang des musulmans d’une telle société excommuniée est impur.

Force est d’admettre que, autant le discours « Cela n’a rien à voir avec l’Islam » est impertinent dans l’analyse des rapports entre les djihadistes et l’Islam, autant le discours sur la mise en scène de la violence terroriste comme une spécificité de l’Islam est une erreur méthodologique. Les données factuelles démontrent que nous sommes face à des versions en rupture, voire en guerre à l’intérieur de l’Islam lui-même. Mais ces versions contradictoires ne constituent qu’un seul niveau d’analyse dans l’interprétation de la montée en puissance de cette génération djihadiste. Il y a bien d’autres éléments qui ont la même force de participation au processus de la radicalisation.

La culture de violence

Le monopole de l’action violente détenu par les acteurs djihadistes depuis plusieurs années est dans la continuité d’une « culture de la violence » qui caractérise l’histoire politique kurde, au moins depuis un siècle. Guerres, occupations, résistances, révolutions ont transforméé le monde kurde en une usine de production de toutes les catégories de violence : violence des nationalistes, violence des communistes, violence des collaborateurs, et enfin violence des djihadistes.

En tant que territoire et population sans État, de 1917 à 2017, le monde kurde a eu une structuration profonde dans et par la violence radicale. De Cheikh Mahmoud (1878-1956) à Massoud Barzani (né en 1946), la radicalité se transmet de génération en génération, comme une culture sacrée. L’enfant kurde, dès son arrivée au monde, devient un acteur radical, tant du fait de sa socialisation primaire que de sa socialisation secondaire. Les institutions telles que la famille, le quartier, l’école, la mosquée, l’université et même les musées fonctionnent comme des lieux de transmission de cette culture de la violence, de la révolte, de la révolution et de la martyrologie. Les seules opérations Anfal conduites par l’armée irakienne en 1988 et 1989 firent selon Human Rights Watch plus de 180 000 victimes civiles. La ville d’Halabja, gazée par Bagdad le 16 mars 1988, a pénétré la mémoire collective kurde comme le lieu même du martyre, avec ses quelque 5000 morts. C’est dans cette culture de socialisation que la violence chez le Kurde devient un fait normal, pour parler comme Durkheim. Le Kurde du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) qui s’immole dans les rues par le feu et se sacrifie pour une cause est ainsi le produit de la même culture de la violence de même que le Kurde de Daech qui se fait exploser dans un café !

Les acteurs de la nouvelle génération djihadiste kurde sont extrêmement jeunes, 75 % d’entre eux ayant entre 14 et 29 ans. Autrement dit, ils ont opéré leur socialisation entre 1990 et 2003 au cours d’une période très intense en tragédies majeures : l’invasion du Koweït par l’armée irakienne (1990), la guerre de libération du Koweït (1991), l’exode massif et dramatique des Kurdes d’Irak vers la Turquie et l’Iran (1991), les guerres civiles entre l’UPK-PDK et le PKK (1992), l’UPK et Bzotnawa(1993), l’UPK et le PDK (1994- 1998), l’embargo économique très intense (1991-2003), la guerre entre l’UPK et Ansar Al Islam (2001-2003), l’occupation de l’Irak par les USA (2003-2011). Ainsi, la violence en tant que fait culturel devenu permanent facilite le processus de la radicalisation.

Une prison détenant des membres supposés de Daesh, au Rojava syrien. Environ 5 000 détenus y vivaient en octobre 2019. © Laurence GEAI / SIPA

La frustration sociale d’une génération

En plus de cette culture de violence intériorisée, cette génération de feu va assister, grâce à la rente pétrolière depuis 2004, à l’émergence de nouvelles classes sociales qui engendrera leur exclusion et leur frustration.

De 2003 à 2014, chaque mois, un milliard de dollars – la part du Kurdistan dans le budget national irakien – arrive de Bagdad à Erbil, pour une population de cinq millions d’habitants. Dès 2003, l’embargo international sur l’Irak et le Kurdistan a été levé, ce qui permettait désormais aux Irakiens de vendre leur pétrole. En juin 2013, le correspondant de l’AFP pouvait confirmer avec enthousiasme que depuis la chute de Bagdad, le Kurdistan irakien affichait une croissance de 12 % par an et comptait près de 800 firmes étrangères, dont 500 venues de la Turquie voisine, grâce notamment à une loi très généreuse sur les investissements, en vigueur depuis 2006. C’est également au cours de cette période que la société se polarise fortement sur le plan social.

Au sommet de la société, une oligarchie, se forge. Cette oligarchie se manifeste à travers des pratiques diverses : au niveau du lieu d’habitation avec des villas dans des villages construits récemment sur le modèle européen et fermés au public, avec un prix moyen de 700 000 dollars) ; au niveau des moyens de transport (de grands 4x4 de marque Land Cruiser de préférence, achetés à 150 000 dollars pièce), sur le plan de la formation scolaire (avant d’entrer souvent dans de grandes universités occidentales, leurs enfants étudient dans des écoles privées où la langue principale est l’anglais et où les professeurs viennent souvent des USA et du Royaume-Uni ), au niveau des pratiques culturelles (ils ont leurs propres bibliothèques, cinémas, théâtres, musées), des pratiques sportives (ils ont leurs propres piscines, stades de foot, salles de fitness, etc.), de la carrière professionnelle (ils sont souvent des acteurs politiques hautement placés qu’ils soient membres du bureau politique, membres de la direction générale du parti, ministres, députés, chefs d’entreprise...)

En bas de la société, nous trouvons une strate sociale relativement homogène, qui se distingue par des pratiques qui sont à l’exact opposé de celles de la nouvelle oligarchie : au niveau du lieu d’habitation (des logements dégradés dans les villes, avec seulement quelques heures d’électricité dans une journée et pas de climatisation quand la chaleur est tout simplement insupportable autour de 45°C), des moyens de transport (des bus ou dans le meilleur des cas une voiture d’occasion), de la formation scolaire (leurs enfants sont dans des écoles publiques défavorisées et ils n’iront jamais dans une université anglo-saxonne, sauf exception, et devront pour les plus chanceux rester dans une université kurde où le diplôme est loin d’être un viatique professionnel tandis que d’autres devront rester dans la rue livrés à eux-mêmes), des pratiques culturelles (une seule bibliothèque publique pour une grande ville comme Sulaymānīyah, qui compte plus d’un million d’habitants !), des pratiques sportives (des terrains de foot démunis de services, des piscines dans des clubs populaires), de la carrière professionnelle (petit fonctionnaire, ouvrier, employé ou, souvent, chômeur).

Sans caricaturer la situation sociale, la société kurde est donc divisée entre une oligarchie qui dispose de tout et une masse de personnes souvent frustrées, car leurs marges de manœuvre demeurent très limitées. La relation entre ces deux groupes est hautement conflictuelle. Cela apparaît clairement dans le système symbolique par lequel les défavorisés nomment les favorisés perçus comme « nouveaux pharaons » tandis qu’eux-mêmes s’identifient à un Moïse en quête de victoire.

Loin de nous faire considérer la frustration comme l’unique facteur de la radicalisation et du terrorisme, les données factuelles dont nous disposons donnent néanmoins quelques orientations sur la participation de ce facteur dans la formation d’une nouvelle génération djihadiste au Kurdistan : 27 % sont au chômage, 41 % sont ouvriers ou employés, 25 % étudiants, seulement 7 % occupaient des postes de fonctionnaires avant de s’engager auprès de Daech et 83 % n’ont pas obtenu de diplôme ! La majorité absolue des djihadistes kurdes appartient incontestablement à cette nouvelle classe sociale frustrée : une classe sans diplôme, qui, quand bien même disposerait-elle d’un diplôme, n’accéderait pas forcément à un emploi, et si par accident ce diplôme la conduisait vers un emploi, ce dernier ne serait pas une porte de sortie. Au contraire, il l’enfermerait dans une situation de galère, car l’écart entre un travailleur du bas de la société kurde et celui qui fait partie de cette nouvelle oligarchie est considérable : un ouvrier devrait travailler 347 ans pour gagner ce que gagne un « oligarque moyen » en une seule année !

Le printemps arabe comme catalyseur

C’est dans ce contexte de division profonde entre le bas et le haut de la société que survient le « printemps arabe » (Tunisie, Égypte, Libye, Bahreïn, Yémen, Syrie, Irak sunnite). Il devient rapidement une source essentielle de contestation de cette nouvelle génération en situation de frustration totale.

Le 17 février 2011, des milliers de citoyens, dont une majorité de jeunes personnes, descendent dans les rues de Sulaymānīyah, en résonance avec les débuts du Printemps arabe. Au travers de leurs slogans, les manifestants réclamaient haut et fort la tête du GRK, pris pour responsable de la corruption, de l’écart sauvage entre les pauvres et les riches et de la reproduction socio-politique de l’oligarchie kurde. Ils se trouvent en résonance avec ce qui se passe ailleurs. Le 14 janvier 2011, le président Ben Ali, au pouvoir en Tunisie depuis 1987, quitte le pays vers l’Arabie Saoudite. Le 11 février de la même année, le président Hosni Moubarak, au pouvoir en Égypte depuis 1981, rend le pouvoir sous la pression des manifestants. Le 14 février 2011, la révolte arrive aux pays du Golfe. Des milliers de manifestants se rassemblent sur la place de la Perle dans la capitale du Bahreïn, Manama, en réclamant des changements profonds dans le système politique et social du pays. Au Yémen, le 27 janvier 2011, la population se mobilise contre Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978. Un an plus tard, ce dernier sera obligé de quitter la présidence. En Libye, le 15 février 2011, des émeutes éclatent à Benghazi et se poursuivent jusqu’à la mort de Mouammar Kadhafi, le 20 octobre 2011, après 42 ans à la tête du pays. C’est dans ce contexte régional que la nouvelle génération, en « situation de révolution », réclame la tête de Massoud Barzani, alors président du GRK.

Les trois partis politiques d’opposition (Goran – Mouvement du Changement –, Yekgrtu – Union Islamique du Kurdistan – et Komal – Groupe Islamique du Kurdistan) n’avaient pas au départ une stratégie planifiée de participation à cette contestation, mais ils ont pris rapidement la mesure de l’ampleur de la mobilisation des manifestants et se sont intégrés dans un mouvement qui était clairement pacifique à ses débuts. Cependant, la réaction violente des dirigeants du GRK face aux manifestants (répression brutale, arrestation, torture, voire assassinat filmé en direct) a radicalisé une partie importante de cette génération.

Cette radicalisation a révélé deux groupes distincts. Dans un premier temps, l’extrême-gauche, a organisé de grands rassemblements devant les sièges des deux partis au pouvoir (le Parti Démocratique du Kurdistan de Barzani et l’Union Patriotique du Kurdistan de Talabani), puis a tenté d’incendier les sièges encerclés. Les forces de sécurité ont alors répondu à balles réelles, faisant plusieurs morts et blessés parmi les manifestants. Au mois d’avril, le GRK a déployé toutes ses forces de sécurité avec les unités de peshmergas avant d’écraser définitivement la contestation.

Dans un deuxième temps, certains, déçus par l’échec et l’écrasement brutal de leur contestation, choisissent le djihadisme. Les 175 heures d’entretiens que nous avons réalisés avec les Kurdes de Daech mettent clairement en évidence le rôle qu’a joué dans leur radicalisation la répression massive par le GRK de leur contestation pacifique. Ils sont choqués non seulement de la réponse du GRK, mais aussi de celle de Bagdad et de Damas face aux manifestants sunnites. Pour ces acteurs, très jeunes, sans diplôme, sans emploi, sans espoir, le djihadisme devient alors rapidement le seul « lendemain » qui puisse donner un sens à leur vie face à la brutalité de l’action des institutions contrôlées par des élites noyées dans la corruption.

Rue de Sinjar, province de Ninive. 80% de la ville à majorité yézidie est détruite après d'intenses combats entre Daech et les Kurdes alliés à la coalition internationale, en novembre 2015 après 15 mois sous contrôle du groupe terroriste islamiste. © Laurence GEAI / SIPA

De la mosquée à Facebook : des vecteurs de mobilisation qui changent

Un des traits qui distingue la radicalisation de la troisième génération djihadiste de celle des première et deuxième générations est sans aucun doute les réseaux sociaux. En particulier Facebook, qui n’est pas uniquement le lieu de la radicalisation des jeunes, mais aussi une de ses causes. Il n’est pas seulement un moyen de communication, mais aussi la culture d’une nouvelle génération.

Dans la trajectoire des acteurs des deux premières générations djihadistes kurdes (1987-2012), la mosquée (la mosquée d’Ibn Tymiyya à Halabja et la mosquée de Djihad à Sulaymānīyah) était le lieu par excellence de la socialisation religieuse, qui les conduisait directement ou indirectement vers la radicalisation. C’est dans la mosquée que chaque individu disposait d’un cours collectif donné par un responsable islamiste et d’un cours particulier qui prenait la forme d’une prise en charge individualisée et adaptée à la situation intellectuelle, culturelle, sociale et professionnelle de la personne. Lors de ces cours, l’acteur entrait en interaction avec un lieu physique, des personnes réelles et un programme de socialisation factuellement observable. Est-ce que l’acteur fait ses cinq prières à la mosquée ? Est-ce que l’acteur apprend correctement le Coran et la Sunna ? Est-ce que l’acteur respecte les signes distinctifs de sa religiosité ?

Avec l’irruption de la troisième génération et l’étude de leurs trajectoires, nous observons que la mosquée perd son rôle central dans la radicalisation des acteurs. De ce fait, la mise en observation des pratiques quotidiennes des nouveaux djihadistes par les cadres devient une mission complexe. À partir de la fin de 2011, Facebook, le premier réseau social au Kurdistan, devient le territoire majeur des rencontres virtuelles des nouveaux djihadistes. Qu’est-ce qu’on y trouve ? Tout d’abord, une présence massive des recruteurs qui maîtrisent les techniques de communication et qui parlent le kurde aux Kurdes. Ensuite, un discours bien structuré sur la « vengeance des frères massacrés et des sœurs violées par les mécréants en Syrie et en Irak ». Pour cela, de nombreux récits audio et vidéo sont mobilisés. Le recruté est travaillé jour et nuit. On lui promet une vie meilleure avec la bénédiction de Dieu. L’objectif du recruteur est de convaincre le recruté de faire la hijra, c’est-à-dire de quitter son pays et rejoindre la terre du djihad. Et si, pour différentes raisons, la hijra ne peut pas être effectuée, il est demandé à l’acteur de rester chez lui, en protégeant bien son identité́ djihadiste et en restant disponible pour passer à l’action de l’intérieur.

Cependant, dans ce nouveau territoire virtuel, Facebook a donné une très importante marge de manœuvre aux acteurs des services de sécurité qui recherchent les nouveaux radicaux. Les prisons du GRK sont ainsi remplies de jeunes tombés dans les pièges tendus par les agents des services secrets, jouant le rôle des recruteurs de Daech ou d’Al-Qaïda. Selon les communiqués du Conseil de Sécurité́ National kurde (CSN), plusieurs attentats prévus au sein du Kurdistan irakien ont été déjoués grâce à ces infiltrations.

La kurdistanisation des mouvements islamistes

Le dernier facteur de la radicalisation est, à la fois pour la deuxième génération (2001-2003) et la troisième génération (2012- 2017), ce que nous avons appelé dans nos précédents travaux la « Kurdistanisation » des mouvements islamistes. Par ce processus, les trois grands mouvements islamistes (Yekgrtu, Komal, Bzotnawa) se sont normalisés et sont devenus partie intégrante du système politique du GRK. Dorénavant Yekgrtu ne représente plus le « rêve islamiste » de l’Organisation internationale des Frères Musulmans. Il n’est plus dans une lutte internationaliste pour reconstruire l’Oumma, mais un parti politique qui inscrit l’indépendance du Kurdistan dans son programme politique. Komal et Bzotnawa ne sont plus deux organisations djihadistes armes à la main, mais deux partis politiques avec des députés et des ministres. En juillet 2017, les trois partis islamistes disposent de 18% des sièges au Parlement kurde. Ils sont ainsi devenus la quatrième force politique, après le PDK, l’UPK et Goran.

Cette domestication des mouvements islamistes par le GRK a provoqué une forte déception dans les années 2000 et a contribué à la naissance d’une première organisation revendiquant le terrorisme comme arme de combat, à savoir Ansar Al-Islam. Dans les années 2010, lorsque les trois mouvements islamistes, qui se rangeaient au début dans le front des manifestants contre le GRK, abandonnent la « place de la Liberté » pour participer aux élections de 2013 et entrer par la suite dans un gouvernement dirigé par les Barzani, la déception se montre plus intense et plus forte que celle des années 2000 ! C’est à partir de ce moment fondateur que les jeunes Kurdes prendront le chemin de la terre du djihad et constitueront ce que nous appelons « les Kurdes de Daech ».

Conclusion

Le 9 juillet 2017, Mossoul est finalement tombée. Le premier ministre irakien, Haidar Al-Abadi a annoncé la reprise de la ville. Les Américains et leurs alliés kurdes et arabes ont crié « victoire ». Dans un futur proche, ils crieront la même « victoire » à Rakka. Toutefois, ces deux succès supposés, malgré́ leur importance militaire et symbolique, ne signifient certainement pas la fin de la mouvance djihadiste (Daech, Al-Qaïda, etc.). Les conditions objectives qui ont fabriqué le phénomène sont non seulement encore présentes, mais elles se sont même renforcées dans un Moyen-Orient en pleine déconstruction-reconstruction.

Dans le contexte kurde, la reprise de Mossoul s’annonce paradoxalement comme une menace directe pour la sécurité́ du GRK. Depuis la chute de leur capitale irakienne, une partie considérable des djihadistes de Daech, surtout les Kurdes, ont en effet pris le chemin des montagnes de Hamrin, ce qui complique sans doute leur éradication.

Le cas des combattants du PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan) dans les montagnes de Qandil en est un exemple probant. Faut-il rappeler que, durant plusieurs années, la Turquie a mobilisé́ toutes ses forces pour déloger le PKK de Qandil, et cela sans succès. À partir de Hamrin, l’organisation de l’État islamique pourrait régulièrement envoyer de petits groupes de partisans pour déstabiliser le territoire du GRK.

Une autre partie non moins importante des Kurdes de Daech, depuis la chute de Mossoul et par différents moyens, est entrée au Kurdistan irakien. Dans un contexte de désordre généralisé́ au Kurdistan (désordres politique, économique, sécuritaire, social, etc.), ces djihadistes sont parfaitement en mesure de se réorganiser rapidement et de transformer le territoire du GRK en un enfer sans précèdent. Mossoul est libérée, mais le Kurdistan, irakien ou indépendant, sera vraisemblablement confronté, cette fois sur son propre territoire, à ses propres démons.


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