Le retour de Daech, grand gagnant du jeu géopolitique au Moyen-Orient

Voilà que les cloches ont sonné pour annoncer le retour du monstre Daech ! Voilà que Washington est contraint de se réengager et de mobiliser ses troupes combattantes pour intervenir au Kurdistan syrien (Rojava) et reprendre la guerre contre Daech. Et pourtant, depuis fin 2017, les grandes capitales font circuler un discours sur l’envoi définitif de Daech en enfer !

28 janvier 2022

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Des membres des Forces démocratiques syriennes (FDS) escortent deux membrers présumés de Daech, à Hassaké, après l’attaque meurtrière de la prison d’Al Sina’a par les djihadistes de l’organisation terroriste. © Baderkhan Ahmad/AP/SIPA

Des soldats américains déployés en soutien des Forces démocratiques syriennes (FDS) à Hassaké pour reprendre la prison d’Al Sina’a des mains des djihadistes de Daech. © Orhan Qereman/AP/SIPA


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Adel Bakawan
Sociologue, fondateur et directeur du CFRI
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Tout droit revenue de cet enfer dans lequel elle était censée avoir disparu, le monde entier s’est figé en voyant l’organisation État islamique organiser deux opérations de grande ampleur, coup sur coup, dans la zone syro-irakienne. Là même où Daech avait instauré son “califat” en 2014, jusqu’à sa chute finale en 2019.

Introduction

Le 20 janvier 2022, plus d'une centaine de djihadistes ont participé à un assaut coordonné de l’extérieur et de l’intérieur contre la prison d’Al-Sina’a dans le quartier de Ghwayran, à Hassaké. Alors que les assaillants réussissaient à s’infiltrer dans la prison après deux attaques à la voiture piégée, des prisonniers se sont mutinés contre les gardiens déjà occupés à défendre la prison et ont pu accéder à l’armurerie. Selon l’AFP, il s'agit de la plus importante attaque lancée par Daech depuis sa défaite territoriale en Syrie, il y a près de trois ans, face aux forces kurdes.

Selon The New-York Times et Le Monde, la bataille continuait encore ce vendredi dans l’aile nord de la prison où près de 90 djihadistes se seraient retranchés, ainsi que dans les quartiers alentours où un couvre-feu a été décrété. Le bilan provisoire établi par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), relayé par RFI, faisait état, ce vendredi, de 235 morts lors de cette attaque, parmi lesquels 173 djihadistes, 55 combattants kurdes et sept civils. La plupart des 700 otages (majoritairement des enfants des familles de Daech retenus en prison, mais aussi des travailleurs de la prison et combattants kurdes) auraient été libérés par les forces des FDS soutenues par les commandos américains. Des dizaines de personnes seraient portées disparues et si plusieurs centaines de fugitifs ont été repris, on ignore encore combien auraient réussi à se faire la malle.

Malheureusement, l’activité de Daech sur le territoire irakien n’est pas en reste. Dans la nuit du 20 au 21 janvier, onze militaires irakiens ont été tués dans l’attaque de leur base par des membres de l’EI, dans la province de Diyala, au nord de l’Irak.

Certes, ces opérations sont très importantes par leurs niveaux qualitatif et quantitatif, en particulier celle à Hassaké. Cependant, force est d’admettre que, partant des données factuelles du Centre français de recherche sur l’Irak (CFRI), l’opérationnalité de Daech des deux côtés de la frontière irako-syrienne était déjà parfaitement constatable en 2021. Prenons pour exemple les onze premiers mois de l’année passée et le terrain irakien. Pendant cette période, Daech aurait effectué 229 attaques, et ceci seulement dans les « Territoires disputés » au nord de l’Irak, à la suite desquelles 356 personnes sont décédées, 480 ont été blessées et 33 ont été kidnappées, selon Rudaw qui cite le secrétaire général du ministère des Peshmerga, Jabar Yawar. De janvier à décembre, il n’y a pas un seul mois où Daech n’a pas réalisé plusieurs opérations, ce qui signifie que la force de frappe de cette organisation est solidement enracinée et capable de se déployer sur la durée.

Pour comprendre ce “retour”, mais aussi la force, la durabilité et le déploiement de Daech, une analyse du contexte et des rapports de force entre les différents acteurs dans ce contexte est une exigence indispensable. Sans quoi Daech restera comme un objet échappant à toute mise en perspective.

L’instabilité de la politique américaine

Des soldats américains déployés en soutien des Forces démocratiques syriennes (FDS) à Hassaké pour reprendre la prison d’Al Sina’a des mains des djihadistes de Daech. © Orhan Qereman/AP/SIPA

L’instabilité et la transformation permanente de la politique américaine du Moyen-Orient lors de la dernière décennie est sans aucun doute un facteur majeur de la structuration du contexte dans lequel la réémergence de Daech devient une donnée factuelle. D’abord, le retrait de l’armée américaine d’Irak en 2011, huit ans et neuf mois après l’invasion de 2003 et le fiasco qui s’en est suivi. Ensuite, la formation de la Coalition internationale contre Daech en 2014. Enfin, le nouveau désengagement des États-Unis – décidé en janvier 2018 une fois la victoire contre Daech en Irak proclamée en décembre 2017 – qui a conduit au retrait des forces combattantes de la Coalition internationale en décembre 2021. Ces décisions ont, à plusieurs reprises, profondément bouleversé les positions dans le système des rapports de force régionaux vis-à-vis de la menace djihadiste. Évinçant le Moyen-Orient de sa géopolitique des grandes opérations stratégiques extérieures, les Américains ont indirectement participé à l’élaboration des conditions de cette remontée en puissance d’un Daech déterritorialisé.

La fragilité de l’Union européenne

Les pays de l’Union européenne sont parfaitement conscients que la nouvelle stratégie américaine du Moyen-Orient a des conséquences dramatiques sur plusieurs scènes. Ils savent aussi combien ils peuvent être impactés directement par leur proximité géographique avec le Moyen-Orient. Cependant, la présence d’une conscience absolue de cette menace ne change en rien les orientations des événements en cours, sans développement d’une capacité militaire opérationnelle et indépendante dans la région. Il est vrai que le président français a manifesté l’été dernier, lors de sa visite en Irak, sa volonté de maintenir une présence militaire française en Irak malgré le désengagement américain. Toutefois, sans une armée ou une alliance européenne, la France, à elle seule, n’aura pas les moyens militaires de remplir le vide américain dans le pays. Ainsi, la volonté française et européenne bute sur sa fragilité militaire et empêche la mise en œuvre d’une politique opérationnelle face à la menace djihadiste sur le terrain.

Le paradoxe de la Turquie

De l’instauration du “califat” à ce jour, la Turquie du président Erdogan s’expose à un ensemble de paradoxes. Elle est officiellement l’alliée stratégique de l’Union européenne et « un membre indispensable » de l’OTAN. Cependant, sa faculté à laisser la porte ouverte aux organisations radicales islamistes met à mal la sécurité de l’Europe et son rapport de confiance avec elle. Son “trouble jeu”, entre alliance historique avec les États-Unis, et proximité relative avec la Russie de Poutine, font fluctuer sa stratégie militaire au Moyen-Orient au gré des développements géopolitiques décidés par ces deux géants. Vis-à-vis des Kurdes, la Turquie considère le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) comme “ami proche” d’intérêt stratégique, quand elle traite les Kurdes de Syrie comme ses pires ennemis du PKK. L’un et l’autre sont sous son feu constant, respectivement dans l’administration autonome du Rojava (au nord-est de la Syrie) et dans les montagnes au nord de l’Irak. Cette nouvelle politique d’Erdogan n’a ni principe ni valeur idéologique. Pragmatique et rationnelle, la Turquie de l’AKP est à la recherche d’une position dominante au Moyen-Orient et d’un rayonnement nostalgique de feu l’Empire ottoman. Dans cette perspective, elle utilise toutes les cartes à sa disposition, comme elle a su le faire avec Daech ou d’autres organisations miliciennes islamistes radicales qu’elle utilise comme “proxys” dans le nord de la Syrie.

La fatigue iranienne du Moyen-Orient

Certes, l’Iran dispose une longue histoire de tradition étatique, certes, la raison d’État est généralement le principe déterminant qui oriente ses grandes stratégies, mais l’assassinat du général Qassem Soleimani, en janvier 2020, a déstabilisé la gestion iranienne du Moyen-Orient. 40 ans durant, le général a été l’homme qui connaissait individuellement et intimement tous les cadres dirigeants d’Irak. Un grand responsable irakien me confiait sous couvert d’anonymat que « le général Qassem Soleimani connaissait même la marques de nos chaussettes, de nos slips, et savait même ce qu’il se passait dans notre imagination ! ». Ainsi, la perte de Qassem Soleimani fut immense pour l’Iran et a obligé la République islamique d'Iran à réviser sa politique et sa gestion du Moyen-Orient. Les élites iraniennes savent parfaitement que leur degré de contrôle sur les différentes scènes régionales a changé. Certes, en Irak, leur domination est toujours constatable, mais la marge d’autonomie des groupes pro-iraniens, que Soleimani tenait d’une main de fer, est également plus importante. Daech peut ainsi profiter de ce moment de réorganisation de la politique iranienne au Moyen-Orient pour se redéployer. Une chose est claire, depuis la disparition du Général, l’Iran n’apparaît plus aussi combatif, ni en Irak ni en Syrie. Réelle fatigue du Moyen-Orient ou effet “coup de barre” ? Cela est une donnée importante à suivre.

Le retour des pays du Golfe

C’est justement dans ce contexte marqué à la fois par le désengagement américain, la fatigue iranienne, la fragilité européenne et le paradoxe turc que les pays du Golfe (Émirats arabes unis, Arabie Saoudite et Qatar) souhaitent en profiter pour marquer de leur empreinte la gestion des grands dossiers du Moyen-Orient. De l’Afghanistan des Qataris au Yémen des Saoudiens en passant par l’Irak des Émiriens. Dans cette nouvelle phase, les pays du Golfe adoptent une stratégie de diversification de leurs alliances, afin de ne pas compter uniquement sur la protection du “Big Brother” américain. De la normalisation en cours de leur relation avec Israël, à leur tentative de rapprochement avec l’Iran, en passant par l’entretien de leurs bonnes relations avec les Kurdes, tout en gardant un lien fort quoique compliqué avec les Turcs, les voilà de retour à Bagdad et à Damas, tout en soutenant des factions sunnites opposées à ces deux capitales. Loin d’être les rois de la considération des Droits de l’homme, les pays du Golfe ne s’interdisent rien, ni même de financer des organisations radicales, notamment Daech, pour peser sur les rapports de force au Moyen-Orient.

Des membres des Forces démocratiques syriennes (FDS) escortent deux membrers présumés de Daech, à Hassaké, après l’attaque meurtrière de la prison d’Al Sina’a par les djihadistes de l’organisation terroriste. © Baderkhan Ahmad/AP/SIPA

Conclusion

La complexité du jeu géopolitique de chacun des acteurs susmentionnés et leurs rapports de force fluctuants au gré des décisions des uns et des autres est l’un des principaux facteurs qui a permis la restructuration et le redéploiement de Daech mais surtout sa continuité. Loin de n’avoir jamais disparu, Daech a su se réorganiser pour surgir à nouveau dans la zone syro-irakienne et revenir hanter les mémoires. Sa démonstration de force ces derniers jours n’est pas un épiphénomène. Son implantation dans la région est durable. Cependant, le fait que l’organisation djihadiste a su profiter du jeu géopolitique régional n’est que la conséquence du retour du “virus” Daech. Force est d’admettre que, la cause, elle, se situe incontestablement au cœur de la question de la place des sunnites en Syrie et en Irak.

Au sein de ces deux pays où les sunnites forment un groupe de plusieurs millions d’individus – ils sont majoritaires en Syrie et au moins 20% en Irak – nous sommes face à deux États qui forgent contre eux des mécanismes d’exclusion systémique, voire fomentent, à certains moments de l’histoire récente, des massacres collectifs de sunnites et procèdent, dans certaines régions, à leur remplacement par d'autres populations.

Sans cette base sociale sunnite martyrisée, Daech n’aurait jamais été qu’un petit groupe terroriste ultra minoritaire, sans marge de manœuvre. Avec cette base sociale sunnite désireuse de se venger, Daech est un groupe terroriste puissamment implanté dans la société, pouvant facilement trouver des nouvelles recrues en se basant sur le ressentiment de la population sunnite.

C’est pourquoi la sortie de la violence et du terrorisme de Daech ne pourra être envisagé sans un traitement sérieux de cette exclusion collectif des sunnites dans les deux pays.

Pour citer cet article :
Adel Bakawan, « Le retour de Daech, grand gagnant du jeu géopolitique au Moyen-Orient », Centre français de recherche sur l'Irak (CFRI), 30/01/2022 [en ligne]. URL : https://cfri-irak.com/article/le-retour-de-daech-grand-gagnant-du-jeu-geopolitique-au-moyen-orient-2022-01-28


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