La Libanisation de l’Irak : deux systèmes communautaires parallèles et fragiles

Le Liban et l’Irak sont deux pays intimement liés. Les répercussions de la gestion politique menée dans ces deux pays peuvent être constatées à la suite de multiples guerres qui s’y sont déroulées : d’abord la guerre du Liban, plus connue sous le nom de guerre civile libanaise, puis la guerre en Irak menée par les États-Unis contre le parti Baas de Saddam Hussein. Deux conflits qui ont engendré de profondes fragilités sociales, économiques ou politiques.

12 mai 2022

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Des étudiants irakiens manifestent le 1er octobre 2020, à Bagdad, en Irak, pour marquer l'anniversaire des manifestations d'octobre 2019. ©Khalid Mohammed/AP/SIPA

Une marche de protestation contre le gouvernement libanais, de Daoura, dans l'est de Beyrouth, jusqu'au Parlement dans le centre-ville de Beyrouth, au Liban, le 11 janvier 2020. Cette manifestation s'inscrit dans un mouvement plus large qui a débuté à la mi-octobre 2019, faisant campagne contre la corruption du gouvernement et la crise économique. ©Tom Nicholson/REX/SIPA


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Estelle Baudoux
Chargé de gestion et de relations internationales au CFRI
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Pourquoi ces deux pays se ressemblent-ils autant ? En quoi est-il plus cohérent d’établir une comparaison entre l’Irak et le Liban, et non pas une comparaison avec la Syrie, un pays doté d’une meilleure proximité géographique de l’Irak ?

Afin de mieux appréhender cette comparaison libano-irakienne, il convient tout d’abord d’analyser la diversité multiconfessionnelle des deux pays. Après tant de conflits sur le plan politique comme sur le plan religieux et confessionnel – des sujets très liés – les deux pays ont dû apprendre, l’un comme l’autre, à gérer cette diversité, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. De ce fait, ces pays ont su qu’il était indispensable de former des gouvernements à l’image de leur peuple. Or, cette étape passe forcément par un multiconfessionnalisme étatique afin de prendre en compte toutes les composantes religieuses et communautaires de chaque nation.

En quoi le multiconfessionnalisme libanais peut-il être assimilé au multiconfessionalisme irakien ? Peut-on parler de libanisation de l’Irak ? Pour ce faire, il s’agira d’aborder le principe de diversité dans chacun de ces pays et des limites de celle-ci, puis d’évoquer la gestion et la construction de l’État face à cette diversité et enfin de finir par une analyse des différentes ingérences et interventions des pays étrangers au Liban et en Irak.

Construction arbitraire et atypique de deux États à la population diverse et hétérogène

Dessinés arbitrairement sur les décombres de l’Empire ottoman par la Grande-Bretagne et la France, le Liban comme l’Irak sont deux pays en proie au chaos. Le Liban est doté d’une constitution où le pouvoir, héritage du mandat français, est réparti entre les 18 communautés religieuses et confessionnelles du pays. À chaque communauté son poste hiérarchique : un président chrétien maronite, un premier ministre musulman sunnite et un chef de Parlement musulman chiite, sans oublier un système de quotas pour les postes de ministres, de hauts fonctionnaires de députés ou de fonctionnaires.

En Irak, après le mandat britannique et 23 ans d’une république dictatoriale, les États-Unis attaquent le pays et renversent le président Saddam Hussein à l'issue d'une guerre éclair (mars-avril 2003). Le pays, sous la supervision américaine, se dirige alors vers une "libanisation" de son système politique, un système confessionnel « à la sauce libanaise », qui devient même communautaire, est appliqué dans l'Irak post-Saddam Hussein : la présidence revient à un Kurde, le poste de Premier ministre à un chiite – confession majoritaire en Irak – et la présidence du Parlement à la communauté sunnite. Cette formule d’inclusion des Kurdes et des Arabes sunnites dans un gouvernement dominé par les partis religieux chiites a été impulsée par les États-Unis de peur de voir le pays, majoritairement chiite, basculer sous l’emprise de l’Iran. Or, force est de constater que, comme au Liban, ce multiconfessionnalisme ne fonctionne pas et finit par produire graduellement une paralysie politique générale, quand il n’engendre pas des crises à répétition.

Par ailleurs, à l’instar du Liban, la population irakienne est diverse et hétérogène. Le pays est divisé en trois grandes composantes, relativement compactes et cohérentes : au sud, les Arabes chiites, au centre et à l’ouest, les Arabes sunnites et au Nord-Est, les Kurdes en très grande majorité sunnites. Sans oublier les composantes minoritaires chrétiennes, yézidies, mandéennes ou encore turkmènes. Les deux pays ont même été arbitrairement créés au grand dam des protestations d’une partie de leur population : jusqu’à l’indépendance du Liban, les sunnites du pays souhaitaient le rattachement à la « Grande Syrie ». Quant aux Kurdes d’Irak, revendiquant leur droit à l’indépendance reconnu par le Traité de Sèvres de 1920, ils souhaitent un État autonome. Mais il ne suffit pas de dessiner des frontières sur une carte pour faire l’unité d’un pays.

Liban et Irak, des poudrières à retardement

Malgré leurs différences, le Liban comme l’Irak ont été des terres convoitées, victimes dès les années 1000 des croisades de l’occident chrétien qui s'approprient des territoires pour créer des États latins d’Orient.

Dès l’indépendance du Liban, un pacte national est établi entre les trois grandes confessions du pays : les sunnites, les chiites et les chrétiens maronites, majoritaires à l’époque, qui finissent par accepter le « caractère arabe » du pays. Présenté comme la « Suisse du Moyen-Orient », en raison de la présence de nombreuses banques et de son ouverture linguistique, l’économie libanaise connaît une envolée et le pays son âge d’or. Mais au gré des événements, le Liban devient la victime collatérale du conflit israélo-arabe entraînant l’arrivée massive de réfugiés palestiniens. L’unité nationale vole en éclat pendant la guerre civile et le pays est occupé par Israël, puis par la Syrie. Les printemps arabes dégénèrent en Syrie entraînant une nouvelle vague migratoire de réfugiés dans un pays à bout de souffle. Le multiconfessionalisme politique est dans une impasse car chaque groupe confessionnel réclame un rôle politique plus important. L’aide de la communauté internationale n’est pas versée car elle est conditionnée à la formation d’un gouvernement réformateur, et non d’un ministère où figure le Hezbollah chiite, acteur politique incontournable du Liban reconnu comme un parti à part entière avec lequel la France entretient des relations, mais considéré comme organisation terroriste par Washington.

Les institutions politiques sont bloquées, avec les mêmes fiefs confessionnaux et les sempiternels chefs de partis accrochés à leurs privilèges tandis que l’armée libanaise semble désemparée face à la toute puissante milice chiite armée du Hezbollah, totalement inféodée à l’Iran.

L’histoire de l’Irak est tout aussi mouvementée et, comme le Liban, l’Irak s’est construit dans la douleur : le 14 juillet 1958, le roi pro-occidental Fayçal II et son fils le prince héritier sont exécutés, la monarchie est abolie, la République d’Irak proclamée. En 1979, Saddam Hussein devient président de la République et instaure un régime dictatorial. Durant ses 24 ans au pouvoir, Saddam Hussein utilise tous les moyens pour contrôler la population et régner sans partage. Les opposants au régime sont exécutés. En 1980, alors que le Liban est en pleine guerre civile, l’Irak s’engage dans un conflit avec l’Iran post révolution-islamique. Ce dernier résiste et une longue guerre de tranchée de huit ans s’engage avec de plus d’un million de victimes. En 1990, alors que le Koweït exige le remboursement de la dette contractée par l’Irak, Saddam Hussein décide d’envahir l’émirat. En réaction, les États-Unis attaquent l’Irak et replongent l’Irak qui venait de vivre son âge d’or dans les années 70 et 80 au Moyen-âge. Les infrastructures sont détruites, un embargo international est décrété (de 1990 à 2003), la pauvreté et la malnutrition font des centaines de milliers de victimes, l’armée est décapitée, la région du Kurdistan irakien qui venait de subir les opérations Anfal (ou génocide kurde) est sanctuarisée et protégée par la communauté internationale, le pays est ruiné. Finalement, Saddam Hussein est renversé en 2003 par l’armée américaine à la suite d’une nouvelle intervention des Marines au nom de la lutte contre « l’Axe du mal », décrété par Georges W. Bush, et de la découverte de prétendues armes chimiques et de destruction massive qui vaudront une décrédibilisation de long terme aux renseignements américains accusés de mensonge et de manipulation. Un interventionnisme américain qu’a également connu le Liban de manière plus brève mais cette fois à la demande du président libanais Camille Chamoun : 13 000 soldats et Marines américains sont déployés sur le territoire en 1958 pour calmer les tensions politiques et religieuses internes au pays, dans un contexte de révolution irakienne provoquant le renversement de la monarchie en place.

Après 2003, le gouvernement irakien est très fragile et la situation chaotique. Comme au Liban, des voitures piégées et des attentats sont quotidiennement perpétrés. L’Irak s’enfonce dans la violence, tandis qu’une terrible détonation retentit à Beyrouth tuant sur le coup le Premier ministre libanais Rafiq Hariri, le 14 février 2005. Beyrouth, comme Bagdad, partagent décidément des problématiques similaires en géopolitique. Alors qu’en Irak, les conflits s’intensifient entre chiites, sunnites baasiste et sunnites salafistes et contre les groupes islamistes tels que Ansar al-Sunna ou Al-Qaïda, au Liban débute un conflit en 2006 entre le Hezbollah libanais et Israël. En Irak, le système politique mis en place par les Américains après la chute de Saddam Hussein – largement sous influence iranienne – est à bout de souffle. L’un des pays les plus riches au monde subit de graves coupures d’électricité, principalement dans la région du sud la plus dotée en hydrocarbures et un Irakien sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. Aujourd’hui, au Liban, l’économie est aux abois, avec une livre libanaise qui a perdu 90% de sa valeur face au dollar et 60 % de la population du pays qui ne mange plus à sa faim.

Une même contestation populaire, de Beyrouth à Tripoli et de Bagdad à Erbil

Nouvelle preuve du destin étrangement parallèle entre le Liban et l’Irak : à quelques semaines d’intervalle (début des manifestations en Octobre 2019 dans les deux pays), les peuples libanais et irakien se révoltent et envahissent les rues de Beyrouth et Bagdad, réclamant le départ des responsables au pouvoir. C’est un cri de colère, un ras-le-bol généralisé contre la corruption et l’inefficacité des gouvernants. Une révolte portée par une jeunesse privée d’avenir. Autre phénomène frappant, dans les deux pays, les femmes sont très nombreuses à descendre dans la rue, à participer aux mouvements. Elles sont jeunes et entendent bien devenir des citoyennes engagées à part entière même si une partie de leurs concitoyens préfèreraient les voir cantonnées à un rôle traditionnel. En Irak, où, là encore, les clivages entre sunnites, chiites et Kurdes sont inhérents à l’après-Saddam Hussein, on entend aussi une volonté de les dépasser. Ceci, même si les révoltes touchent les grandes villes et moins les régions sunnites, à peine sorties de la guerre avec Daech, et kurdes. Les manifestants irakiens se rassemblent autour de leur drapeau, celui de l’État irakien, tout comme les Libanais brandissent le drapeau du Cèdre. Une différence est à constater : alors qu’au Liban, tout le peuple brandit le même drapeau, en Irak, le peuple est divisé entre deux drapeaux : le drapeau national et le drapeau kurde au Kurdistan. 

Un drapeau libanais flotte au milieu des manifestations à Bagdad, et à 900 kilomètres de là, un chant irakien révolutionnaire retentit sur une place de Beyrouth. Manifestants libanais et irakiens refusent le confessionnalisme, un système qui a permis à une minorité de s’enrichir en puisant dans les richesses du pays. Les zaïms, ou chefs de clan/de communauté ont profité du système pour se répartir la rente économique au détriment du développement du pays. Les citoyens exigent un changement complet, le départ de la classe politique actuelle et l’émergence d’un État potentiellement laïque. Le Liban et l’Irak sont au carrefour des rivalités régionales entre la Turquie, l’Arabie Saoudite et la Russie mais aussi et surtout des terres d’influence pour l‘Iran, pays bien évidemment pointé du doigt de façon extrêmement virulente par les manifestants qui supportent de moins en moins son rôle dans la gestion des affaires. Cette influence est particulièrement ressentie dans le sud du Liban et dans les régions du sud de l’Irak en raison de la proximité avec l’Iran et la rivalité autour de la frontière naturelle du chenal du delta commun du Tigre et de l’Euphrate, le Chatt El-Arab, l’illustre bien.

Dans les deux pays, les populations dénoncent un système politique communautaire injuste, qui distribue les postes en fonction des confessions (et des ethnies en Irak), système qui conduit indéniablement au clientélisme et à la corruption. Le Liban comme l’Irak croulent sous des dettes colossales et se classent parmi les pays les plus corrompus de la planète. Il faut donc réinventer un Liban et un Irak où, dans chacun des pays, toutes les communautés ethniques et religieuses se fondent en un sentiment d’appartenance à une seule nation. L’équation n’est pas simple pour concevoir un nouveau système de gouvernance dans ces deux pays du Proche-Orient.

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