Interdiction de l’abaya : les interrogations critiques du monde arabe

Haoues Seniguer, maître de conférences des universités en science politique à Sciences Po Lyon, revient pour le CFRI sur l’interdiction de l’abaya en France vue du monde arabe, dont les réactions oscillent entre l’indifférence et l’indignation.

15 septembre 2023

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Le ministre français de l’Éducation Gabriel Attal a annoncé le 27 août que le port de l’abaya va être interdit a l’école précisant que cette decision a été prise au nom de la laïcité.

Une femme portant une abaya marche dans les rues de l'avenue Habib Bourguiba à Tunis, le 1er septembre 2023.


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Haoues Seniguer
Maître de conférences des universités en science politique à Sciences Po Lyon, directeur du Diplôme d’établissement sur le monde arabe contemporain (DEMAC)
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Interdiction de l’abaya : les interrogations critiques du monde arabe

Eléments généraux de contexte

Avant même d’envisager les éventuelles répercussions, sur les sociétés du monde arabe, du traitement politique et médiatique actuel des affaires de « l’abaya » en France, une contextualisation et une explication synthétiques du phénomène s’imposent. La controverse à laquelle on assiste puise à un fonds ancien et plus récent, aussi bien donc d’ordre structurel ou historique que conjoncturel. De ce point de vue, l’abaya n’est in fine qu’un nouvel avatar d’une hyper-sensibilité politique française, fort ancienne en l’espèce, à l’égard des signes visibles d’appartenance réelle ou présumée à la religion en général et à l’islam en particulier, toujours perçu comme exogène.

Une telle sensibilité s’en trouve confortée et se redéploie notamment après des attentats terroristes commis au nom de la religion musulmane, comme ceux de janvier et novembre 2015, juillet 2016, ou celui contre l’enseignant en histoire-géographie, Samuel Paty, décapité par un individu radicalisé le 16 octobre 2020. Cette défiance aigüe vis-à-vis des manifestations publiques supposément ou réellement « islamiques » est allée crescendo depuis la fin des années 1980 et l’apparition des premiers voiles dans un collège de Creil en région parisienne en 1989.

Entre histoire et temps présent

On ne peut nier la réalité d’au moins quatre facteurs conjugués dans cette énième polémique, l’un structurel, on l’a dit, tandis que les trois autres semblent plus circonstanciels ; tous ceux-ci ont effectivement nourri et accentué ladite sensibilité, tantôt à tort, tantôt à raison.  Primo, la sécularisation de la société française que d’aucuns croyaient aussi homogène qu’irréversible, avec la croyance en un affaissement progressif des pratiques religieuses, vu globalement comme un processus positif car le clergé catholique a longtemps été hégémonique et opposé aux libertés de pensée et d’expression. Secundo, le contexte post-révolution iranienne de 1979, au retentissement mondial, qui a vu des théologiens chiites rigoristes s’emparer du pouvoir à Téhéran. Tertio, la montée en puissance de l’islamisme en Algérie, voisine de l’ancienne métropole française, elle, devenue entretemps lieu de résidence puis de naissance de milliers d’Algériens des première, deuxième, troisième et même quatrième génération ; à quoi il faut ajouter le début d’un cycle erratique de violences terroristes islamistes, en particulier à Paris entre juillet et octobre 1995, sur fond de guerre civile algérienne. Quarto, la fatwa de l’ayatollah Khomeyni (1902-1989) contre l’écrivain Salman Rushdie en 1989.

C’est à cause de ces événements traumatiques, auxquels vont s’ajouter les attentats de la dernière décennie, en marge de la guerre civile syrienne débutée en 2011, qu’une confusion va s’installer et se renforcer durablement au sujet de la visibilité publique de l’islam. Or cette confusion, pour rationnelle qu’elle puisse apparemment paraître, n’en est pas pour autant justifiée et raisonnable. Elle est assurément aidée par une inflation suscitée par des joutes politiciennes constantes, auxquelles les journalistes prêtent aussi parfois leur concours. Ainsi, certains, au premier chef desquels des politiques aidés par quelques rares académiques, assimilent visibilité musulmane, radicalité et violence. L’abaya se situe au cœur de cette confusion majeure.

Aussi, la politisation de cette visibilité a certainement plus bénéficié du travail des professionnels de la politique et de la mobilisation des leaders d’opinion, qui l’ont surinvestie en bien ou en mal, que de celui d’activistes musulmans, même si ces derniers y ont également à leur manière participée, et continuent d’y participer peu ou prou.

C’est quoi, l’abaya ?

D’abord, qui, en premier, s’en est fait l’écho dans la presse ? En posant une telle question, il s’agit moins d’affirmer que le phénomène a été créé de toutes pièces par les médias, que relayé par quelques-uns d’entre eux. Ainsi a-t-il été assez vite construit en « problème public », avec une publicité inversement proportionnelle à son importance dans les faits. Cette publicité s’est opérée en parallèle de celle des réseaux sociaux qui s’en sont emparés à leur façon par le truchement de divers acteurs et entrepreneurs aux couleurs idéologiques différentes : de l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par des musulmans politisés ou non, à des fins différentes.

L’abaya comme symbole d’une droitisation et extrême droitisation du débat public

L’abaya, ce vêtement ample porté entre autres par des écolières musulmanes (mais pas exclusivement), fait la une des médias français depuis la rentrée des classes. Jusqu’à encore très récemment, quand il s’agissait d’en parler dans la presse française, c'était pour en référer surtout aux étudiantes afghanes livrées au joug des Talibans revenus triomphalement au pouvoir à Kaboul en 2021. Les définitions qui en étaient données à ce moment-là étaient relativement neutres : « vêtement long traditionnel » ; « large voile couvrant le corps », etc., sans qu’elles soient nécessairement corrélés à l’islam. Il a en même été question lors de la visite officielle d’Emmanuel Macron en Arabie saoudite, en décembre 2021, pour décrire l’habit du prince Ben Salmane vêtu pour la circonstance d’une « abaya marron » lors de la réception du président français.

A notre connaissance, ce n’est que le 22 février 2022 que le quotidien français de droite Le Figaro fit état de l’abaya, cette fois-ci en lien étroit avec l’actualité de notre pays. La tribune fut signée Benjamin Sire, membre du Printemps républicain, association co-fondée par Laurent Bouvet (1968-2021) et Gilles Clavreul en 2016 dans le contexte post-attentats. On peut qualifier ce groupuscule de « national-républicain », exaltant une conception de la laïcité en quelque sorte maximaliste, peu en phase, théoriquement et pratiquement, avec l’esprit et la lettre de la loi de 1905 portant séparation des Églises et de l’État.

Dans cette tribune, l’abaya n’apparaît finalement que comme le prétexte à une nouvelle mise en cause de la visibilité musulmane, notamment féminine, dans l’espace public, à l’école comme en dehors de l’enceinte scolaire. L’abaya, dans cette prise de position emblématique de la confusion qui règne fréquemment au sujet du fait islamique, est assimilée au voile, au burkini (vêtement de bain couvrant), et est baptisée également « bout de tissu islamiste », « à mi-chemin entre l’accessoire de mode, l’outil de revendication politique et le marqueur communautaire », symbolisant, selon l’auteur, « à la fois l’ère identitaire comme l’utilisation de celle-ci pour faire avancer la cause de l’islam politique et participe, en France, d’un mouvement qui dépasse largement la question religieuse et lutte sournoisement pour abattre un des piliers de la République qu’est la laïcité héritée de la loi de 1905 et l’universalisme ». En somme, l’abaya est un instrument de propagande mobilisé par les islamistes, visant à défier et à défaire le principe laïque. Force est d’admettre que ce vêtement est perçu en ces termes par une partie significative de la classe politique française.

Un effet de loupe médiatique

La médiatisation, en tout état de cause, offre une caisse de résonance inespérée à une tenue qui nous vient des pays du Golfe persique et qui est arborée aussi, à Paris comme ailleurs, par de richissimes femmes arabes, et pas forcément par les classes populaires d’origine arabe ou maghrébine. Le Figaro, en date du jeudi 22 septembre 2022, évoqua de nouveau la question de l’abaya sous la plume de Caroline Beyer, pour informer que le pôle national « Valeurs de la République » de la Rue de Grenelle a récemment adressé plusieurs notes en direction des rectorats sur le port de « tenues ostensiblement religieuses. Objectifs : appeler à la vigilance sur les atteintes à la laïcité et rappeler le cadre de la loi de 2004, qui interdit les signes et tenues religieuses dans l’enceinte scolaire ».

La journaliste en profita pour critiquer dans le sous-texte la réaction nuancée de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Pape Ndiaye, hostile alors à toute forme de généralisation du problème supposément posé par les abayas dans les établissements du pays qui sont au nombre de 60 000. En dehors de tout esprit de nuance, l’abaya y est décrite comme « tenue rattachée au wahhabisme – doctrine prônant une pratique rigoriste de l’islam ». Il y est également indiqué, sur la base d’une note « adressée aux recteurs » datée du 16 septembre 2022, que l’abaya pourrait faire partie de ces vêtements qui, sans être « à proprement parler religieux », manifesteraient néanmoins « ostensiblement une appartenance religieuse ». Deux énoncés qui semblent pour le moins contradictoires.

La polémique et les effets de l’interdiction au-delà des frontières de l’Hexagone : une approche prospective

Gabriel Attal, qui a succédé à Pape Ndiaye en juillet, déclara le 27 août 2023 sur TF1 (chaîne d’information française privée) « qu’on ne pourra plus porter l’abaya à l’école […] L’école de la République s’est construite autour de valeurs fortes, notamment la laïcité. La laïcité, c’est une liberté, pas une contrainte. Vous ne devez pas être capable de déterminer la religion d’un élève en rentrant dans une classe. » Une circulaire datée du 31 août précise l’interdiction de l’abaya et du qamis car ceux-ci contreviendraient au principe de laïcité, « qui garantit la neutralité de l’institution scolaire et protège l’élève de tout comportement prosélyte […] ». Saisi en urgence par une association, Action droits des musulmans, le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative, a rejeté le référé contre l’interdiction de l’abaya à l’école.

Si l’abaya est généralement portée par des musulmanes, ce n’est pas, en toute objectivité, un symbole en soi de l’islam, d’autant plus que dans les traditions musulmanes classiques, il n’existe pas de vêtement « islamique » ; l’adjectif est déjà abusif. D’ailleurs ni le Conseil français du culte musulman (CFCM)ni la plus grande fédération islamique du pays, Musulmans de France, ne la considèrent comme religieuse ni n’en soutiennent au demeurant le port. Ces auraient dû alerter les pouvoirs publics sur le danger à islamiser sans nuances l’abaya.

Quid de la polémique sur les sociétés du monde arabe ?

Il est difficile d’avoir une vue précise, univoque, sur les retombées de cette énième polémique sur la perception de la France par les Arabes évoluant en contexte maghrébin et oriental. Il n’est cependant guère besoin d’être grand clerc pour en deviner quelques réactions ; et ce, en prêtant attention à la presse arabophone ou francophone en prise avec les pays des régions considérées.

Comme ailleurs dans le monde, et les sociétés arabes ne font à ce titre nullement exception, se dessinent quatre types de réaction, avec, on le verra, une dominante malgré tout. Premièrement, l’indifférence, car les populations arabes regardent et suivent ce qui se passe politiquement en « Occident » mais pas forcément ce qui se pratique en France.

Deuxièmement, l’interrogation, sinon l’incrédulité : qu’est-ce qui peut conduire un État libéral et démocratique, où la liberté d’expression est consacrée et louée, à réguler avec autant de célérité répressive la tenue vestimentaire des musulmans réels ou présumés ? Quel danger peut bien représenter un tel vêtement pour la sécurité collective ?

Troisièmement, la compréhension de la fermeté politique française par rapport à l’abaya, car il se trouve dans le monde arabe des individus et personnalités extrêmement critiques des signes de visibilité de la religion en général et de l’islam en particulier. Ces derniers estiment que les musulmans n’ont pas à imposer leurs tenues et mœurs religieuses à un pays qui se définit comme laïque, voire athée.

Enfin, ce qui constitue indubitablement un trait communément partagé par ceux qui s’intéressent à l’actualité française, la critique d’une islamophobie constante qui serait à l’œuvre en France, associée à l’État et à ses représentants. Des propos conspirationnistes, aux connotations antisémites, s’expriment également parfois, des personnes expliquant que l’hostilité de la France contre les musulmans est métaphysique, planifiée, avec à la manœuvre « l’État profond » ; d’autres affirment, notamment à causes d’antécédents historiques et coloniaux, que les juifs et les chrétiens n’accepteront jamais les musulmans, etc.

Une critique arabe des pratiques politiques, pas des principes de la République

Sur l’abaya, plus significativement, l’opinion arabe, si tant qu’elle puisse être déclinée au singulier, y voit ordinairement la manifestation d’une espèce de radicalité « laïque » ou séculariste (‘ilmâniyya) proprement française. L’expression d’une hostilité particulièrement vive, islamophobe et sexiste à l’égard des femmes musulmanes, en rupture avec l’esprit de la République, de sa Constitution et de son triptyque : liberté, égalité, fraternité. Chez le lectorat et commentateurs arabophones prédomine le constat d’une crise identitaire européenne en général et française en particulier dont l’abaya est l’un des symptômes, qui ferait une principale victime : le pluralisme ; pluralisme hérité précisément des Lumières que sacrifierait la présidence Macron.

Cette critique, injuste ou non, est assise sur une incompréhension, globalement partagée dans le monde anglo-saxon du reste, concernant l’intrusion a priori intempestive de l’État dans les styles de vie des individus, dans ce que les gens, musulmans en l’occurrence, peuvent ou non porter dans certains espaces au titre de leurs convictions ou visions du monde. En fait, ce qui ressort véritablement des réactions, ce n’est pas tant une décrédibilisation ou une attaque systématique contre le régime de laïcité ou l’État de droit, mais des remarques critiques au sujet d’un pouvoir politique qui semble remettre en cause les propres principes et idéaux philosophiques de la République en racialisant les rapports sociaux, en plus de faire le jeu idéologique et électoral de l’extrême droite.

Les Français d’origine arabe, musulmans ou non, apparaissent aux yeux de « l’opinion » arabe comme des citoyens de seconde zone, dont l’égalité des droits n’est que de pure forme. Certains internautes, qui prennent volontiers la parole sur les forums des journaux arabophones, vont jusqu’à exhorter leurs coreligionnaires ou compatriotes binationaux à quitter la France, en signe de protestation contre des lois jugées liberticides, limitatives des libertés religieuses des personnes de confession musulmane.

Pour citer cet article : Haoues Seniguer, "Interdiction de l’abaya : les interrogations critiques du monde arabe" Centre Français de Recherche sur l'Irak, (CFRI),15/09/2023, [en ligne]. https://cfri-irak.com/article/interdiction-de-labaya-les-interrogations-critiques-du-monde-arabe-2023-09-15

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