Adel Bakawan : « Il est peu probable qu’on puisse encore parler de démocratie en Irak »
8 avril 2022
Adel Bakawan, lors de la conférence « Irak, un destin tragique », organisée à Erbil par le CFRI, Rudaw et l’ambassade de France, fin septembre 2021. © Rudaw
Adel Bakawan, lors du séminaire « Irak, un État sans nation », organisé à Sciences Po Grenoble, en mars 2022, dans le cadre du séminaire général à destination des étudiants de l’IEP en master Méditerranée – Moyen-Orient. © Benoit Drevet/CFRI
"En effet, le 6 avril, l’échéance d’un mois pour former un gouvernement, donnée par la Cour suprême fédérale, est arrivée à terme. Après ces échecs, Moqtada al-Sadr a donné 40 jours aux forces regroupées dans le Cadre de coordination pour former un gouvernement, sans les sadristes. Mais Moqtada al-Sadr sait très bien que les forces d’al-Itar (Cadre de coordination) ne peuvent pas former ce gouvernement sans lui. Donc, pendant 40 jours de plus, la vie politique irakienne est mise entre parenthèses. Autrement dit, depuis le 6 avril, les Irakiens se retrouvent de nouveau dans l’impasse dans laquelle ils se trouvent déjà depuis les élections législatives, il y a 6 mois."
"Nous avons actuellement deux grands blocs en opposition :
- L’un est constitué de la tendance sadriste, avec le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), représenté par Massoud Barzani, et les sunnites de « Souveraineté » de Mohammed al-Halboussi et Khamis al-Khanjar. Ces trois groupes se voient comme les gagnants des élections dans leur composante respective, respectivement les chiites, les Kurdes et les sunnites.
- L’autre est constitué par al-Itar (le Cadre de coordination). Dans ce bloc, il y a surtout des pro-iraniens, comme Nouri al-Maliki, Hadi al-Ameri, Faleh al-Fayaz, etc.
On a donc un projet nationaliste irakien contre un projet pro-iranien. Bien sûr dans la réalité, c’est beaucoup plus nuancé mais ils ont des convergences d’intérêts qui leur permet de s’allier entre eux et de s’opposer au bloc adverse.
- Enfin, entre ces deux blocs, il y a le bloc issu du mouvement de contestation, avec des représentants à l’Assemblée nationale qui peuvent jouer un rôle très important entre les deux blocs, nationaliste et pro-iranien.
Il faut rappeler que le Cadre de coordination, fragmenté en plusieurs partis, a rassemblé un plus grand nombre de votes que les sadristes. Or, Sadr a obtenu plus de sièges à l’assemblée car il a mieux su intégrer l’esprit et les conséquences de cette nouvelle loi à l’inverse des pro-iraniens. Les pro-iraniens ont obtenu plus d’1.400.000 voix contre seulement 900.000 pour Sadr mais c’est bien Sadr qui a obtenu le plus de sièges au Parlement."
"L’Irak se retrouve dans l’impasse"
Adel Bakawan
"Avant les élections du 10 octobre 2021, il y avait une tradition étatique installée depuis 2003. Après chaque élection législative, il n’y avait ni gagnant ni perdant. Les forces politiques arrivaient collectivement à l’Assemblée nationale pour former un gouvernement. Depuis les élections, Moqtada al-Sadr refuse cette formule de formation d’un gouvernement d’union nationale. Il veut former, avec ses alliés kurdes et sunnites, un gouvernement de majorité. Ce concept n’a jamais existé dans la tradition gouvernementale irakienne depuis 2003. Par cette nouvelle stratégie, Sadr exclut une partie des Kurdes, des sunnites et des chiites. Ces partis excluent par Sadr se sont regroupés dans le Cadre de coordination et s’opposent fortement à ce projet de gouvernement de majorité. De ce fait, ni Sadr ne peut réunir une majorité de 220 députés pour avoir le quorum, élire un président de la République et former le gouvernement, ni le Cadre de coordination. Donc, l’Irak se retrouve dans l’impasse."
"Le seul enjeu c’est l’enjeu de pouvoir"
Adel Bakawan
"C’est clair et net. A ce jour, ni "Itar" (pro-Iran), ni "Tayyar" (nationalistes) ne présentent un programme sur lequel on peut exprimer une opinion positive ou négative. Personne ne présente un programme, le seul enjeu c’est l’enjeu de pouvoir. Avant, ils formaient un gouvernement d’union nationale et présentaient le programme une fois le gouvernement formé. Là, c’est pareil, le programme ne sera présenté qu’après."
"La démocratie irakienne elle-même est anti-démocratique"
Adel Bakawan
"Bien sûr que si. Qu’est ce qui n’est pas anti-démocratique en Irak ? La démocratie irakienne elle-même est anti-démocratique. Un gouvernement doit être élu sur la base d’un programme… normalement !"
"Ces menaces qui pèsent sur les députés indépendants et leurs familles, c’est la confirmation de la faillite de la démocratie irakienne dont j’ai parlé dans mon livre « L'Irak un siècle de faillite : De 1921 à nos jours (Tallandier, août 2021) ». Lorsque vous avez des députés qui ont été élus à l’Assemblée nationale et qu’eux-mêmes, leur entourage, leur famille, sont menacés de disparition, de prise d'otage, il est peu probable qu’on puisse encore parler de démocratie. Il y a une menace réelle qui plane sur eux et qui provient des deux côtés, Itar comme Tayyar, pour peser sur les rapports de force et les orienter dans les intérêts des uns et des autres. L’autre problème, qui concerne certains députés indépendants, ce sont ces indépendants sous fausse bannière. Ils se sont présentés comme des indépendants mais sont affiliés aux grands partis en réalité. La capacité de diversion des acteurs politiques irakiens est très forte. Tout cela, ce sont les conséquences de la nouvelle loi électorale."
"La situation est dra-ma-tique !"
Adel Bakawan
"C’est catastrophique. L’Irak est dans une situation catastrophique. La situation économique, sécuritaire, politique… tout est bloqué. Nous sommes dans le blocage total. C’est la société qui est bloquée. C’est les institutions qui sont bloquées. Tout simplement, car il n’y a plus qu’un gouvernement qui gère les affaires courantes et qui ne peut pas prendre de décision. Or, le monde est dans un moment stratégique et historique, avec la guerre entre l’Ukraine et la Russie. La Turquie, l’Iran, les pays arabes, les États-Unis et l’Union européenne sont engagés. Le pétrole est touché comme l’économie, la sécurité, la stabilité…
Dans cette situation, l’Irak est hors de l’histoire, hors contexte. Or, c’est un pays avec plus de 40 millions d’habitants, ce n’est pas rien pour un pays du Moyen-Orient. La situation est dra-ma-tique !"
"- Le premier scénario, c’est que les 40 jours proposés par Sadr au Cadre de coordination pour forger un consensus autour d’un gouvernement d’union nationale permettent de former un gouvernement. Cela est peu probable car Sadr s’est auto-exclut avec cette démarche en demandant aux Irakiens de former un gouvernement sans lui, or, c’est lui le gagnant des élections avec 73 sièges.
- Le deuxième scénario c’est la gestion l’impasse. Les Irakiens, depuis 2003, ne font que gérer les impasses. Les impasses sécuritaires, économiques, culturelles, communautaires, tribales, etc. Ils ont une forte tradition de gestion de l’impasse. Ce scénario est fort probable, au moins jusqu’à la fin de l’année, un an après les élections. Moment plus propice pour négocier la formation d’un nouveau gouvernement. Ma vision, c’est : « Si on a un gouvernement au moins de janvier 2023, c’est un miracle. »
- Le troisième scénario, c’est celui du pire. Il y a 80 organisations miliciennes qui disposent d’au moins 160 000 combattants avec des milliards de dollars de budget accordés par le gouvernement irakien lui-même. Il y a une guerre PKK-Turquie sur le sol irakien. Il y a une confrontation américano-iranienne sur le sol irakien. Il y a une confrontation arabo-israélienne sur le sol irakien. Il y a une confrontation irano- israélienne. Il y a des fractures communautaires entre les sunnites, les chiites et les Kurdes. A l’intérieur de la communauté chiite, il y a une fracture entre Itar (pro-Iran) et Tayyar (nationalistes). A l’intérieur de la communauté kurde, il y a une fracture entre le PDK et l’UPK. A l’intérieur de la communauté sunnite, il y a une fracture aussi. Il y a Daech qui revient en force. Il y a les tribus lourdement armées. Dans ces conditions-là, tout est réuni pour que l’Irak glisse dans la guerre civile !
- Il existe aussi un 4e scénario, à savoir le retour au pacte de gestion américano-iranien pour gérer le pays. De 2003 à 2019, si le pays était géré ce n’est pas parce qu’il y avait une élite responsable ni un état fonctionnel ni des infrastructures solides. Depuis que Donald Trump a rompu avec ce pacte, le pays n’est plus gérable. Si jamais, Washington et Téhéran, avec l’accord sur le nucléaire et la réintégration de l’Iran dans la communauté internationale, arrivent à revenir à ce pacte, là aussi ce serait un scénario probable que l’Irak sorte de cette impasse."
"Avec cette formule, l’État est en panne, le gouvernement n’est pas fonctionnel, les institutions sont bloquées"
Adel Bakawan
"La formule actuelle a démontré ses fragilités et impuissances et projeté l’Irak dans des crises profondes. Avec cette formule, l’État est en panne, le gouvernement n’est pas fonctionnel, les institutions sont bloquées. Il est temps que les Irakiens eux-mêmes, avec l’accompagnement de la communauté internationale, cherchent une nouvelle formule pour gérer leur diversité, leurs divisions, leurs fractures, pour partager et pouvoir vivre ensemble dans un cadre commun. Puisque la communauté internationale refuse catégoriquement la division de l’Irak, elle a la responsabilité d’accompagner – je dis bien d’accompagner – les Irakiens pour qu’ils développent eux-mêmes une nouvelle formule qui permette la cohabitation et la coexistence dans le cadre irakien."
Propos recueillis par Benoit Drevet, journaliste et responsable de communication du CFRI
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