Du fédéralisme au confédéralisme : Une façon d'apprendre à vivre ensemble en Irak et en Belgique ?
Lors de la dernière conférence organisée conjointement par le Centre français de recherche sur l’Irak, l’Université de Soran et Science Po Grenoble sur la question kurde au Moyen-Orient, à Erbil, au Kurdistan irakien, le 8 octobre 2022, Philippe Destatte, président de l’Institut Destrée et professeur associé à l’Université de Mons, prospectiviste européen spécialiste du développement régional, du fédéralisme et de la Wallonie, a mis en perspective le vivre ensemble belge à travers les pratiques institutionnelles et politiques du pays.
S'il est un aspect du système institutionnel belge qui peut intéresser l'Irak et ses composantes étatiques, c'est bien la liberté indéniable qui s'est manifestée dans l'évolution du fédéralisme et de ses germes inhérents au confédéralisme, probablement depuis son introduction en 1970. Cette approche nécessite d'abandonner les anciens clivages méthodologiques du droit constitutionnel et de la science politique, qui différencient ces deux concepts de manière très contrastée pour intégrer l'idée que le fédéralisme et le confédéralisme se ressemblent et même qu'il est possible de passer de l'un à l'autre, notamment du système fédéral au système confédéral 1 . Pourtant, c'est généralement le chemin inverse qui est adopté.
Nous devrions tous nous souvenir de l'allocution au peuple de l'État de New York, fin novembre 1787, publiée dans le numéro 9 de The Federalist. L'un des pères de la Constitution américaine, Alexander Hamilton (1757-1804), y cite longuement le traité de Montesquieu (1689-1755) intitulé L'esprit des Lois et sa définition de « la République fédérative », que Hamilton traduit par « République confédérée ». Hamilton note également la définition donnée par Montesquieu : une convention par laquelle plusieurs petits États consentent à devenir membres d'un plus grand, qu'ils ont l'intention de former. C'est une espèce d'assemblage de sociétés qui en constituent une nouvelle, capable de s'accroître, par de nouvelles associations, jusqu'à ce qu'elles arrivent à un tel degré de puissance qu'elles peuvent assurer la sécurité du corps uni. 2
De cette définition du confédéralisme, ou État fédératif, Hamilton passe ensuite à la définition de la fédération qu'il prône lui-même : La définition d'une république confédérée semble être simplement " un assemblage de sociétés " ou une association de deux ou plusieurs États en un seul État. L'étendue, les modifications et les objets de l'autorité fédérale sont de simples questions de discrétion. Tant que l'organisation séparée des membres ne sera pas abolie ; tant qu'elle existera, par une nécessité constitutionnelle, à des fins locales ; même si elle est parfaitement subordonnée à l'autorité générale de l'union, elle sera toujours, en fait et en théorie, une association d'États ou une confédération. La Constitution proposée, loin d'impliquer une abolition des gouvernements des États, en fait des constituants de la souveraineté nationale, en leur permettant une représentation directe au Sénat, et laisse en leur possession certaines portions exclusives et très importantes du pouvoir souverain. Ceci correspond pleinement, dans toute l'importation rationnelle des termes, à l'idée d'un gouvernement fédéral. 3
L'un de nos plus brillants professeurs de droit constitutionnel en Wallonie, qui fut également Ministre belge de la réforme de l'État il y a plus de cinquante ans, constatait que, malgré l'abondante littérature sur le fédéralisme dans le domaine des sciences politiques, on ne savait toujours pas où finissait une (con)fédération d'États et où commençait un État fédéral. Sa solution a été de considérer que c'était le volume des pouvoirs dévolus au gouvernement central qui était important : si ce volume était faible, il s'agissait d'un système confédéral, s'il était élevé, d'un État fédéral 4 . Un des illustres prédécesseurs de ce professeur à l'Université de Liège a observé que, dans le système fédéral, le gouvernement central a le droit de faire des lois et de les imposer à ses fonctionnaires dans les domaines de la justice, de l'application de la loi et de la fiscalité, et, par conséquent, d’exercer une influence directe sur tous les citoyens de l'Union. Dans un système confédéral, ou un système de fédération d'États, le gouvernement central n'a de relations qu'avec les États fédérés ou confédérés et il ne peut atteindre les citoyens qu'à travers ces États 5 . Néanmoins, ce raisonnement met en évidence la question de la durabilité de l'ensemble et, par conséquent, la finalité du système fédéral ou confédéral : la suprématie d'un bien commun ou d'un intérêt général sur les intérêts collectifs ou individuels, ainsi que la conviction que chaque entité accepte et joue son rôle dans la "famille" étatique et sociétale.
Il est également nécessaire - avec le bénéfice de l'expérience belge encore en jeu - de considérer que la direction possible du mouvement n'est pas seulement d'un modèle confédéral à un modèle fédéral, comme on le voit aux États-Unis ou en Suisse, mais aussi d'un système fédéral à un système confédéral. Conscient que cela peut fâcher certains constitutionnalistes dogmatiques ainsi que certains représentants de l'inertie institutionnelle en Belgique, parfois les mêmes. Mais il y a souvent de grandes différences à constater entre le modèle et la réalité, entre la carte et le terrain.
Le fédéralisme belge aujourd’hui
La structure actuelle de la Belgique est unique. Bien que de fortes traces d'unitarisme étatique et de centralisation subsistent, certains traits attribuables au fédéralisme sont évidents, ainsi que d'autres liés au confédéralisme. Cette Belgique n'est plus bipolaire comme elle l'était au XIXe siècle. Elle est devenue culturellement, socialement, politiquement et institutionnellement plus complexe.
Le fédéralisme belge (1970-2022)
La Flandre (6,6 millions d'habitants) et la Wallonie (3,6 millions d'habitants) ont acquis le statut de régions politiques dotées d'une large autonomie effective, non sans quelques difficultés. La région-capitale de Bruxelles, lieu de rencontre bilingue, tant sur le plan juridique que sur le plan théorique, des populations flamande et wallonne, est devenue d’avantage multiculturelle et véritablement internationale. En outre, elle a atteint la position enviable d'être l'une des capitales de l'Europe, et même la capitale de l'Union et de ses institutions. Enfin, à la surprise de beaucoup, Bruxelles en tant que région a émergé institutionnellement en 1989, alors qu'elle ne représente que 0,5% du territoire belge. Autre fait important, la mobilité considérable de sa population de 1,2 million d'habitants : en l'espace de vingt ans, depuis 2000, plus de 1 500 000 personnes se sont installées à Bruxelles et 1 400 000 sont parties vers d'autres régions ou pays. Cette fluidité démographique pose des problèmes en termes de fiscalité et donc d'évolution des pouvoirs et des institutions du fédéralisme 6 . Dans l'Est de la Belgique, les guerres mondiales ont laissé des traces par l'intégration de populations allemandes. Reconnue dans les réformes de l'État comme une troisième communauté de moins de 80 000 habitants, cette zone est, de fait, déjà une quatrième région en raison de la nature des compétences acquises.
Certains professeurs de droit constitutionnel ont observé que, depuis 1970, la Belgique est caractérisée par un processus décisionnel confédéral au niveau de l'État central, en mettant notamment en évidence la parité constitutionnelle entre francophones et néerlandophones au sein du Conseil des ministres 7 , et en soulignant la règle de l'unanimité ou de la majorité qualifiée requise pour la prise de décision entre les différentes composantes de l'État. Le recours aux accords de coopération dans le domaine de la négociation des traités et la représentation de la Belgique au sein des instances internationales peuvent également laisser penser que l'étape du fédéralisme est déjà franchie. En 1993, un constitutionnaliste flamand de renom concluait qu'en reconnaissant le droit de veto des grandes communautés non seulement au niveau de leur entité fédérée mais aussi par rapport à la mise en œuvre de politiques restées fédérales, la Belgique s'engageait dans une direction qui ressemblait un peu aux systèmes de décision utilisés dans une confédération 8 . Deux chercheurs de l'Université de Liège ont fait le même constat en 2014, en notant la compétence partagée en matière de relations internationales et le fait que les communautés, les régions et l'État pouvaient conclure des accords de coopération mutuelle qui s'apparentaient à des traités entre sujets de droit international (article 92 bis de la loi spéciale sur les réformes institutionnelles du 8 août 1980) 9 .
Le paradigme confédéraliste
Le confédéralisme dont discutent aujourd'hui les partis politiques en Belgique est une idée controversée. Réclamé par la majorité des partis de gauche de Wallonie (socialistes, libéraux et communistes) après la Seconde Guerre mondiale et défendu par des intellectuels francophones jusque dans les années 1980, le terme de confédéralisme s'est chargé de connotations négatives lorsqu'il a été diabolisé par les libéraux de Wallonie et de Bruxelles au début des années 1990. Comme il tendait à être considéré comme un prolongement du fédéralisme, le terme est revenu dans l'usage à partir de 1994, puis a été affirmé à divers moments de la vie politique par plusieurs membres clés des grands partis flamands. A l'inverse, plus il s'imposait dans le discours politique flamand, plus les partis politiques francophones s'insurgeaient contre cette idée, affirmant que le confédéralisme conduirait directement au séparatisme, à l'éclatement de la Belgique et à l'indépendance de la Flandre.
C'est le parti nationaliste, la Nieuw-Vlaamse Alliantie (NVA), Nouvelle Alliance flamande, qui, en Belgique, a élaboré le projet de confédéralisme le plus récent et le plus élaboré. Rejetant l'idée, qu'il considérait comme académique, que ce concept suggérait une collaboration entre deux États indépendants. L’un de leurs dirigeants, politologue à l'Université de Gand, a également défini le confédéralisme comme une autonomie avancée des entités fédérées, de sorte qu'elles exercent leurs pouvoirs le plus près possible du peuple tout en conservant des pouvoirs souverains au niveau fédéral ou confédéral 10 .
La NVA a élaboré un plan de réforme de l'État belge avant les élections de 2014 et a de nouveau plaidé en sa faveur en 2019 11 . Dans ce modèle, la Confédération serait responsable de la Défense, des Affaires étrangères, des Finances, des conditions d'octroi de la nationalité, de l'asile, de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle, et de la lutte contre la grande criminalité. Le gouvernement confédéral paritaire serait composé de six ministres nommés par la Flandre et la Wallonie.
Les 50 députés confédéraux seraient choisis sur une base paritaire dans les parlements flamand et wallon, avec une représentation garantie pour les régions bruxelloise et germanophone. Les habitants de la région bruxelloise ayant opté pour le système fiscal et social néerlandophone contribueraient à l'élection du parlement flamand ; ceux qui choisiraient le système francophone voteraient pour le parlement de Wallonie. La Flandre et la Wallonie se verraient attribuer toutes les compétences restantes, y compris la perception de l'impôt sur le revenu des personnes physiques (IPP), à l'exception de celles spécifiquement attribuées à la Confédération. Bruxelles aurait le contrôle de sa politique économique, y compris l'impôt sur les sociétés et les aides à l'emploi, ainsi que ses responsabilités actuelles en matière de logement, d'environnement, d'aménagement du territoire, etc. En revanche, ses habitants seraient rattachés à l'un des deux systèmes de sécurité sociale flamand ou wallon. La Région serait gérée par un gouvernement paritaire responsable devant un parlement de 70 députés, dont une représentation garantie de 15 néerlandophones. La solidarité entre les différentes entités serait maintenue. Elle serait organisée de façon permanente par la mobilisation des ressources confédérales et serait quantifiable, transparente et responsabilisante. Un Conseil belge de collaboration permanent serait créé, composé des présidents des entités confédérées.
Conclusion : La voie à suivre
Le fédéralisme classique, si tant est qu'il existe, semble mal adapté aux trois principes du fédéralisme belge : 1. l'équivalence des règles, c'est-à-dire l'égalité de pouvoir juridique entre la loi fédérale et les lois des entités fédérées ; 2. l'exclusivité des compétences localisées soit au niveau fédéral, soit au niveau des entités fédérées sur leurs territoires respectifs ; 3. l'usage exclusif, également par les entités fédérées, de leur capacité internationale en rapport avec les compétences qui leur sont transférées, y compris le droit de signer des traités internationaux. Ajoutons que deux des entités fédérées de l'État fédéral belge - le Parlement de Flandres et le Parlement wallon - disposent d'une souveraineté effective dans l'exercice de leurs compétences grâce à un système d'élection directe et séparée de leurs membres et à une autonomie constitutive : une autorité constitutionnelle naissante.
Ni le fédéralisme ni le confédéralisme ne sont des concepts juridiques précis. Ce sont des termes parmi les plus complexes de la science politique et surtout des produits de l'histoire. Le fédéralisme est décrit comme étant sui generis, auto-créé 12 . Partout dans le monde, l'objectif de la logique fédéraliste est d'articuler ces deux grands principes contradictoires : le besoin d'autonomie et le besoin d'association. Tantôt ce principe évolue dans une direction centripète, ce qui est le cas aux Etats-Unis ou dans l'Europe en construction, tantôt il prend une forme centrifuge, ce qui est le cas de la Belgique. En Belgique, on parle d'un fédéralisme belge de désintégration. C'est pourquoi l'actuel commissaire européen et avocat Didier Reynders, lorsqu'il était chef de parti politique en 2007, a déclaré au journal français Le Monde que la logique en jeu en Belgique était celle d'une confédération. Le défi, est que des personnes qui évoluent déjà dans des mondes différents apprennent à vivre ensemble 13 .
Ma préférence va non pas au confédéralisme appliqué à la Belgique, mais à un fédéralisme de quatre États, tous dotés des mêmes droits et exerçant tous les mêmes puissantes responsabilités. Mais dans une discussion à quatre ou cinq, la voie à suivre est rarement déterminée par une seule personne.
Philippe DESTATTE, (Con)federalism in Belgium is not a problem, it’s a solution, Conference (Con)federalism: cure or curse, Rethinking Belgium’s institutions in the European Context, 11th public event of the Re-Bel initiative, University Foundation, Bruxelles,19 juin 2014. Blog PhD2050, 25 juin, 2014 https://phd2050.wordpress.com/2014/06/25/confederalism/ – Ph. DESTATTE dir., Le fédéralisme dans les États-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1999. – Ph. DESTATTE, Le confédéralisme, spectre institutionnel, coll. Notre Histoire, Namur, Institut Destrée, 2021.
The Federalist, A commentary on the Constitution of the United States, Being a Collection of Essays written in Support of the Constitution agreed upon September 17, 1787, by the Federal Convention, From the original text of Alexander HAMILTON, John JAY and James MADISON, p. 50-51, New York, Random House – The Modern Library, 1960. – Cette forme de gouvernement, écrivait Montesquieu, est une convention par laquelle plusieurs Corps politiques consentent à devenir citoyens d’un État plus grand qu’ils veulent former.C’est une société de sociétés, qui en font une nouvelle, qui peut s’agrandir par de nouveaux associés qui se sont unis. MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, dans Œuvres complètes, t.2, p. 369, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1951.
The Federalist, op. cit., p. 52-53.
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Philippe VAN PARIJS, The start of Brussels' demographic decline? in The Brussels Times, 1st September 2022, https://www.brusselstimes.com/column/281867/the-start-of-brussels-demographic-declineKarel RIMANQUE, Réflexions concernant la question oratoire : y a-t-il un État belge ? dans Hugues DUMONT e.a. (dir.), Belgitude... p. 67. - Voir aussi Il n’existe pas d’État confédéral, dans L’Écho, 7 août 2007.8 Karel RIMANQUE, Le confédéralisme, dans Francis DELPEREE, La Constitution fédérale du 5 mai 1993, p. 31sv, Bruxelles, Bruylant, 1993.9 Michel PAQUES et Marie OLIVIER, La Belgique institutionnelle, Quelques points de repère, dans Benoît BAYENET, Henri CAPRON et Philippe LIEGEOIS éds., L’Espace Wallonie-Bruxelles, Voyage au bout de la Belgique, p. 60, Bruxelles, De Boeck, 2007.
Pourquoi la N-VA choisit le confédéralisme, dans L’Écho, 4 janvier 2013. – Quel est le confédéralisme prôné par la N-VA ? dans L’Écho, 6 janvier 2013.
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Fernand DEHOUSSE, Les projets fédéralistes de 1938 à nos jours, dans Jacques LANOTTE éd., L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 27, Charleroi, Institut Destrée, 1978
Christophe DE CAEVEL, Tabou confédéral, Édito, dans L’Écho, 13 novembre 2007. – Jean-Pierre STROOBANTS, En Belgique, « la logique est celle d’une confédération », Didier Reynders, libéral francophone, exige un « signal clair » des Flamands sur leur volonté de maintenir un État fédéral, dans Le Monde, 10 novembre 2007
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