Dr Nagham Hasan : « Le génocide des Yézidis en Irak ne s’est pas arrêté en 2014, il est toujours en cours. »

Dr Nagham Hasan, gynécologue yézidie qui a aidé les victimes de Daesh, explique au CFRI les difficultés rencontrées par les survivants et comment les Yézidis sont toujours soumis à la violence en Irak.

13 octobre 2023

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Le village yézidi de Shiran

Une famille yézidie déplacé par l’État Islamique dans le village de Sharia au nord de l’Irak, en 2014.


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Dr Nagham Hasan est une gynécologue yézidie irakienne qui a traité et aidé des milliers de femmes yézidies victimes de Daech. Elle a reçu de nombreuses distinctions, notamment l’International Women of Courage Award du Département d’État américain, le Silver Rose Award de SOLIDAR, le Prix franco-allemand des droits de l’homme et de l’État de droit, entre autres. Elle est la fondatrice de Hope Makers, une ONG qui offre un soutien et une aide psychologique en Irak.

Vous avez aidé des milliers de femmes yézidies victimes de Daech. Qu’est-ce qui vous a amenée à devenir une « médecin des droits de l’homme », comme on vous décrit souvent ?

Tout d’abord, je suis gynécologue et j’appartiens à la communauté yézidie. J’ai obtenu mon diplôme à l’école de médecine de Mossoul en 2002 et j’ai longtemps travaillé comme médecin et gynécologue dans plusieurs hôpitaux. J’ai vécu à Mossoul jusqu’en 2007, lorsque Al-Qaïda a commencé à y tuer les Yézidis. Ils ont fui vers les villages environnants et vers le Kurdistan. C’est à ce moment-là que j’ai fui avec ma famille vers le Kurdistan. J’ai ensuite travaillé à l’hôpital général de Shikshan.

En 2014, lorsque Daech a attaqué Sinjar, de nombreuses personnes se sont échappées vers les montagnes de Sinjar, tandis que d’autres ont cherché refuge dans les montagnes du Kurdistan. Beaucoup ont été capturés par les combattants de l’État islamique. Nous avons commencé à entendre que Daech avait isolé de nombreuses femmes et les avait forcées à se convertir à l’islam. Ils les tuaient lorsqu’elles refusaient. D’après ce que nous savons, 6 417 femmes ont été capturées. Daech a également envahi Bashiqa, une ville principalement habitée par la communauté yézidie.

Grâce à cette confiance que j’ai pu instaurer au sein de la communauté, j’ai soigné 1 200 femmes. J’ai également été contactée par leurs familles. Souvent, les hommes me contactaient pour me demander de l’aide, me disant que leur femme, leur sœur ou leur fille avaient été enlevées par Daech puis s’étaient échappées, mais qu’elles étaient dans un terrible état. Aujourd’hui encore, je parle régulièrement au téléphone avec beaucoup de mes anciennes patientes, elles m’appellent lorsqu'elles ont un problème, pour des conseils ou simplement pour discuter.

Où sont ces femmes aujourd’hui ?

Nous ignorons encore le sort de beaucoup d’entre elles. À ce jour, 2 700 femmes sont toujours portées disparues. 250 000 personnes vivent actuellement dans des camps dans de mauvaises conditions. Ces conflits politiques et internationaux affectent profondément la région. Il n’y pas de services dans cette région, ce qui rend la vie extrêmement difficile. Mais la France est en train de construire un hôpital à Sinjar, et nous lui en sommes très reconnaissants.

Avec le soutien du gouvernement régional du Kurdistan (KRG) et de l’UNFPA, nous avons créé le Centre de survie des femmes à Duhok. 

Un accord a été conclu entre le gouvernement régional du Kurdistan et le gouvernement allemand pour accueillir 1 000 femmes survivantes en Allemagne. En tant que médecin, j’ai participé à ce projet, qui a débuté en 2015 et s’est achevé en 2016. Les filles de moins de 18 ans étaient autorisées à partir avec leur famille proche, leur mère et leurs frères et sœurs de moins de 18 ans, mais les filles de plus de 18 ans devaient partir seules. 

Ces femmes ont reçu un permis de séjour temporaire de deux ans, puis un permis de séjour permanent. Elles ont toutes choisi de rester au lieu de retourner en Irak, mais il a été très difficile de les réunir avec leur famille. 

En tant que médecin, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de séparer les familles lorsque le traumatisme est si profond. La famille leur apporte une stabilité et une protection, deux éléments nécessaires lorsqu’elles s’installent dans un pays complètement différent. Certaines d’entre elles étaient des filles d’origine modeste, qui avaient vécu toute leur vie dans le même village et qui, tout à coup, se sont retrouvées dans une grande ville d’Europe, avec une culture et une langue différentes, où tout était différent. 

Nous sommes reconnaissants pour ce projet, qui a donné à ces femmes une chance de commencer une nouvelle vie, mais ce problème demeure. Nous essayons de rassembler les membres de la famille dans la même ville, par exemple les sœurs ou les cousines, plutôt que de les envoyer dans différentes parties du pays. Cela dépend de la situation du pays, mais il est très important que la famille soit réunie au même endroit. Par exemple, dans ce projet, 28 ou 29 personnes ayant survécu au même massacre sont toutes de la même famille, certaines sont en Allemagne et d’autres sont encore en Irak et n’ont jamais été autorisées à leur rendre visite. 

Combien de familles attendent encore d’être réunies ?

Toutes ne peuvent pas retrouver leur famille ou l’inviter, même après avoir obtenu un permis de séjour permanent. Nous avons encore du mal à réunir les différents membres de la famille en un seul endroit. Certains me supplient de les aider, ils n’ont pas l’intention de rester en Allemagne, ils souhaitent simplement serrer leur sœur ou leur fille dans leurs bras une fois de plus au cours de leur vie.

Nous avons également 2 000 orphelins dont les deux parents ont été tués par Daech et qui ont été placés chez d’autres membres de leur famille. Mais la situation sociale, politique et économique dans la province de Sinjar est terrible et ces enfants vivent parfois dans de très mauvaises conditions. Avec un environnement aussi peu sûr, il est impossible de construire une vie stable et de rejoindre des proches à l’extérieur du pays. Cette situation ne favorise pas le processus de guérison.

De quel type de soutien ces femmes ont-elles besoin ?

C’est ainsi qu’a commencé mon parcours de défenseuse des droits de l’homme. Des femmes yézidies sont arrivées au Kurdistan à pied, dans la terrible chaleur de l’été 2014, en pleurant. Elles avaient réussi à échapper à la captivité de l’État islamique. J’ai pu les aider parce que je suis une femme et yézidie, il était donc plus facile pour elles de me faire confiance. Pour pouvoir les soigner après les horreurs qu’elles ont vécues pendant leur captivité, j’ai dû gagner leur confiance, en leur disant de ne pas s’inquiéter, je suis yézidie aussi, je suis comme vous et je suis médecin.

Aujourd’hui, elles ont surtout besoin d’un soutien psychologique. Du fait que la plupart des survivantes vivent dans la pauvreté, des projets économiques et éducatifs sont également nécessaires. L’ONG que j’ai créée, Hope Makers, dispose de deux centres qui se concentrent non seulement sur l’aide psychologique, mais qui proposent également des cours de langue, de peinture, entre autres. 

De plus, je plaide pour faire entendre la voix des survivantes auprès de la communauté internationale. 

Un soutien médical est toujours nécessaire, car la plupart d’entre elles souffrent de nombreuses maladies et blessures. Les gens me demandent comment pourraient-ils fonder un foyer dans ces conditions. Que puis-je leur dire ? Ils auraient d’abord espoir et confiance en la communauté internationale, mais très vite, en l’absence de résultats pour améliorer leur situation physique et économique, ils se sentiront abandonnés. Cet espoir et cette confiance seront perdus et cela aura un impact sur leur état mental.

C’est pourquoi nous devons collaborer avec des partenaires et des bailleurs de fonds pour organiser davantage d’activités visant à apporter un soutien encore plus important aux survivants. Nous voulons vraiment vivre en paix sur notre terre, où nos grands-mères et nos grands-pères ont vécu avant nous. Les meurtres se poursuivent et le génocide des Yézidis n’a pas seulement eu lieu en août 2014, il perdure aujourd’hui. 

Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe actuellement dans la province du Sinjar ? 

La situation à Sinjar n’est pas bonne. Il y a beaucoup de conflits dans la région ainsi que des bombardements de la Turquie. Le gouvernement irakien ne reconnaît pas ce qui est arrivé à la communauté yézidie comme un génocide, malgré toutes les preuves des crimes perpétrés par Daech.

Nous avons créé un centre de santé à Sinjar, appelé Safe Future Center. Même s’il était très petit au début, nous avons traité de nombreux cas. En constatant une augmentation du nombre de suicides, nous avons ouvert un autre centre en 2021. Les leaders de la communauté sont venus donner des conférences pour aider à prévenir les suicides, ce qui est maintenant une de nos grandes préoccupations. Nous avons rapidement pu faire appel à des médecins pour donner des médicaments, des cours de formation et des ateliers à d’autres praticiens. Mais nous devons obtenir davantage d’aide de la part de la communauté internationale.

L’Irak ne comptant que six hôpitaux spécialisés dans la santé mentale, comment les patients sont-ils traités ? 

C’est très difficile ! Personnellement, j’ai eu du mal à traiter les cas psychologiques, j’ai vraiment lutté pour trouver un moyen d’aider les patients et j’en ai souffert. C’est plus facile maintenant, car j’ai appris jour après jour et je me suis formée pour traiter ces cas. 

De plus, comme je suis moi-même yézidie, les patients de ma communauté s’ouvrent plus facilement à moi, ce qui facilite le processus d’aide. J’ai maintenant des collègues spécialisés en psychologie et des médecins étrangers qui nous aident.

Pour citer cet article : Nagham Hassan, "Dr Nagham Hasan : « Le génocide des Yézidis en Irak ne s’est pas arrêté en 2014, il est toujours en cours.", Centre Français de Recherche sur l’Irak, (CFRI), 13/10/2023, [en ligne]. https://cfri-irak.com/article/dr-nagham-hasan-le-genocide-des-yezidis-en-irak-ne-sest-pas-arrete-en-2014-il-est-toujours-en-cours-2023-10-13

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